L'Orient-Le Jour -  Par Soulayma Mardam Bey - 18/07

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Alors que la région du Caucase du Sud est en proie à de vives tensions, Moscou appelle au calme tandis qu’Ankara soutient explicitement Bakou. 

Le conflit du Haut-Karabakh ne se déroule pas... au Haut-Karabakh. En tout cas pas cette fois-ci. Les violences qui opposent l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis dimanche se jouent à la frontière entre Tavush, au nord-est de l’Arménie, et le district de Tovuz en Azerbaïdjan.

 Les combats entre ces deux anciennes républiques soviétiques ont fait au moins 17 morts selon le bilan officiel, dont 12 militaires et un civil azerbaïdjanais et quatre soldats arméniens. Bakou et Erevan se renvoient mutuellement la responsabilité du déclenchement des hostilités, quoique tous deux ont reconnu une situation plus calme hier, après quatre jours d’affrontements.

Mais c’est l’Azerbaïdjan qui semble avoir lancé les hostilités, même si les informations restent floues. Pourquoi ? Pour Bakou, la recrudescence des tensions avec Erevan pourrait lui permettre de détourner l’attention de la population de la crise économique qui frappe de plein fouet le pays. Producteur important de pétrole, l’Azerbaïdjan est violemment affecté par la chute vertigineuse du prix du baril et cherche à raviver la fibre nationaliste des Azerbaïdjanais. Un pari qui semble réussi. Des milliers de personnes se sont rassemblées mardi soir sur la place Azadliq dans la capitale, arborant le drapeau national et appelant le gouvernement à mobiliser ses troupes pour reconquérir la région du Haut-Karabakh.

« Le fait est que, pendant des années, l’establishment de Bakou a expliqué la pauvreté de sa population par l’existence d’un ennemi extérieur, c’est classique. L’Azerbaïdjan, à la différence de l’Arménie, est riche en hydrocarbures alors que le niveau de vie n’est vraiment pas différent », confie une source diplomatique proche du dossier à L’Orient-Le Jour. Le ministère arménien de la Défense a affirmé, jeudi, avoir empêché à l’aube « une tentative d’infiltration », suivie d’un pilonnage au mortier et à l’obusier des villages d’Aygepar et de Movses. Bakou a, quant à lui, publié un communiqué menaçant de frapper une centrale nucléaire arménienne si les forces arméniennes s’attaquaient à un réservoir d’eau stratégique dans le pays. Dans la même journée, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a limogé de manière inattendue Elmar Mammadyarov, son ministre des Affaires étrangères depuis 2004, après avoir dénoncé son action, jugée trop passive, durant la crise actuelle.

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, Erevan et Bakou sont en conflit au sujet de l’enclave à prédominance arménienne du Haut-Karabakh, une région sécessionniste d’Azerbaïdjan à majorité arménienne soutenue par Erevan et théâtre d’une guerre au début des années 1990 ayant fait 30 000 morts.

Cette récente aggravation des tensions intervient peu après les déclarations d’Ilham Aliev menaçant de quitter les pourparlers de paix sur le Karabakh, estimant que son pays avait le droit de chercher une « solution militaire au conflit ». Après une courte accalmie dans la nuit de mardi à mercredi, les combats à la frontière entre les deux pays ont repris dès jeudi. « Il y a eu un cessez-le-feu suite aux appels internationaux. L’Arménie a respecté ces cessez-le-feu, mais jeudi dans la nuit, il y a eu, encore une fois, une attaque de l’Azerbaïdjan. Cela s’explique par les divergences au sein des autorités. Certains veulent montrer les muscles et démontrer que le pays est beaucoup plus fort et mieux armé que l’Arménie », soutient la source diplomatique.

« Nos frères azéris »

Si la communauté internationale a fait preuve de réserve appelant les deux parties au cessez-le-feu, la Turquie, elle, a très explicitement exprimé son soutien à Bakou et multiplie les saillies belliqueuses à l’encontre de l’Arménie. Ankara est un allié historique de l’Azerbaïdjan mais il semble, cette fois-ci, particulièrement enclin à hausser le ton. « Concernant la Turquie, ce qui est nouveau, c’est qu’il lui a fallu très peu de temps, quelques heures à peine, pour déclarer son alliance entière avec Bakou. Ce que la Russie – soutien de l’Arménie – n’a pas fait. Cinq jours sont passés et nous n’avons pas entendu une seule déclaration venant de Moscou qui établirait clairement qu’il soutient Erevan », commente Olesya Vartanyan, spécialiste du Caucase du Sud et analyste senior au sein du Crisis Group.

« Nous voulons que vous sachiez que toute difficulté que vous ressentez là-bas en Azerbaïdjan est ressentie très profondément ici en Turquie. Le sang de nos frères azéris ne restera pas non vengé », a déclaré le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar. Des mots qui ne sont pas sans rappeler les propos du président turc Recep Tayyip Erdogan prononcés le 22 décembre 2019, alors qu’il assistait à la mise à l’eau d’un nouveau sous-marin à Gölcük : « On nous demande souvent ce que nous faisons exactement en Libye. Nous y sommes pour défendre nos descendants, nos frères anatoliens. » Le discours d’Ankara s’inscrit dans un contexte où la Turquie cherche à s’affirmer comme un acteur incontournable sur la scène internationale, avec une présence importante sur différents fronts, que ce soit en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale. Cet aventurisme régional a été qualifié par de nombreux analystes de « néo-ottoman » et de « panislamiste », avec, notamment, des gestes éminemment symboliques tels que la conversion en mosquée du musée de l’ex-basilique Sainte-Sophie.

Comme en Azerbaïdjan, la crise économique que traverse la Turquie exacerbe la colère d’une population que le président cherche à calmer en jouant sur le sentiment national, à travers notamment une surenchère négationniste autour du génocide arménien.

Mais Ankara semble a priori vouloir en rester aux mots, d’autant plus que la région du Caucase du Sud est dominée par la Russie et que la Turquie n’a pas d’intérêt à ouvrir un nouveau front qui s’ajouterait à ceux de la Syrie et de la Libye, où il se retrouverait dans le camp opposé à Moscou. « Tandis que la Turquie souhaite se présenter comme une puissance régionale qui revendique son espace et ses intérêts, elle ne transforme pas ses mots en actions », observe Olesya Vartanyan. D’autant plus que l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie sont tous trois géographiquement situés entre la Turquie et des puissances régionales rivales telles que l’Iran et la Russie. « Cela peut aller beaucoup plus loin. Mais j’ai plutôt le sentiment que c’est l’Azerbaïdjan qui veut impliquer la Turquie dans ce dossier. Aucune des trois puissances régionales n’a intérêt à ouvrir des complications sur ce front », avance la source diplomatique.

Néanmoins, les tensions entre Bakou et Erevan pourraient mener à des épisodes de violences intenses telles que celles d’avril 2016, qui avaient fait plus de 100 morts, et aggraver un peu plus la crise diplomatique entre Ankara et Moscou sur fond de guerre en Syrie. « Le conflit peut connaître une escalade du fait de la militarisation continue des deux côtés. Beaucoup de fonds et d’argent ont été injectés dans l’armement, et le processus de négociation est dans l’impasse depuis longtemps », résume Olesya Vartanyan.

Membre du groupe de Minsk qu’il copréside avec Washington et Paris, Moscou est, une fois n’est pas coutume, aligné sur les positions occidentales. Mardi, Dmitry Peskov, porte-parole du président russe Vladimir Poutine, s’est dit « profondément inquiet » concernant les combats dans la région du Caucase du Sud et a déclaré son pays prêt à jouer le rôle de médiateur.