France-Culture - 13/03

Entre la fermeté néerlandaise et la complaisance française, les réactions européennes présentent un éventail de nuances. Pourquoi l'UE, engagée dans des négociations d'adhésion avec la Turquie, est-elle incapable d'adopter un point de vue commun ?

Que reste-t-il de l’Union européenne ? Comment peut-on encore parler de Politique étrangère et de sécurité commune ? Alors que les Pays-Bas raccompagnaient jusqu’à la frontière allemande une ministre turque, Fatma Betul Sayan Kaya, déclarée « non désirable aux Pays-Bas », au même moment, la France, elle, accueillait à Metz un autre ministre turc, Mevlut Cavusoglu, en charge des Affaires étrangères. Dans les deux cas, il s’agissait de responsables politiques venus animer des meetings électoraux dans des pays de l’Union européenne. Des émeutes ont éclaté devant le consulat turc de Rotterdam dans la nuit de samedi à dimanche.

Entre la fermeté néerlandaise et la complaisance française, les réactions des autres pays de l’UE, où vivent 4,5 millions de Turcs ou bi-nationaux turcs, présentent tout un éventail de nuances.

Le Danemark et la Suisse ont interdit ces meetings d’officiels turcs sur leur sol. Certes, Stockholm a annoncé qu’elle annulait le meeting qui devait avoir lieu dans la capitale suédoise dimanche, pour entendre le ministre turc de l’Agriculture. Mais le gouvernement suédois déclare qu’il n’est pour rien dans la décision du maire de la capitale.

En Allemagne, on a réagi au coup par coup, en fonction des municipalités. Alors que le ministre turc de l’Economie a pu tenir meeting à Cologne, 4 autres villes – dont Hambourg - ont préféré annuler, « pour des raisons de sécurité » les réunions électorales prévues par des proches d’Erdogan. C’est que les partisans du non aimeraient bien, eux aussi, se faire entendre… Au risque d’affrontements.

La classe politique allemande est divisée sur le sujet. Tandis que la CSU bavaroise fait pression sur la chancelière pour que – je cite son porte-parole – « les conflits intérieurs turcs ne fassent pas l’objet d’exportation en Allemagne », Sigmar Gabriel pour le SPD, appelle à la prudence : « nous ne devrions pas ruiner les fondements de l’amitié entre nos deux pays », a-t-il déclaré. Et pour les Verts, Claudia Roth s’est prononcée en ces termes : « La façon la plus claire de démontrer la différence entre nous et une autocratie en route vers la dictature, c’est de montrer que la liberté d’opinion, de réunion et, bien sûr, de presse, s’appliquent à tous. »

Les réactions turques ont été d'une grande brutalité. Et le ton employé par le président turc est absolument inacceptable. Il a traité le gouvernement néerlandais de « vestiges du nazisme ». Les interdictions de meetings décidées par des villes allemandes aussi ont également été qualifiées par Erdogan de « pratiques nazies ». Son premier ministre, Binali Yildirim a carrément menacé les Pays-Bas de représailles sévères. Tout ce qui est excessif est insignifiant, comme disait Talleyrand – surtout venant d’un pouvoir qui n’a jamais reconnu le génocide des Arméniens…. L’Union européenne n’a certes pas de leçons à recevoir d’un pouvoir qui, à domicile, arrête et emprisonne les militants des droits de l’homme essayant de manifester dans les rues leur opposition à cette modification de la Constitution.

« Propos fous et déplacés » selon le premier ministre néerlandais en campagne électorale, Mark Rutte. Le ministre allemand de la Justice, Heiko Maas, a dénoncé des propos « absurdes, honteux et excessifs ». Mais en Allemagne, on désire calmer le jeu : Erdogan est en campagne électorale, explique-t-on. Il a besoin des voix de l’extrême droite turque et, comme l’explique la correspondante de la Deutsche Welle Cigdem Akyol, provoquer de l’agitation en Europe ne peut que combler les milieux nationalistes turcs. Certes, de leur côté, 81 % des Allemands estiment que, dans cette affaire, leur gouvernement s’est montré trop accommodant face au sultan. Mais la Chancelière sait qu’Ankara peut décider à tout moment de relancer la pression migratoire. Et elle préfère ménager Ankara, au moins le temps d’une campagne électorale.

Pour tenter de rétablir un semblant de cohésion parmi les Etats-membres et éviter que ceux qui osent tenir tête à la Turquie ne soient l’objet de représailles, le Chancelier autrichien Christian Kern, a demandé que le pouvoir turc ne soit autorisé à tenir des réunions électorales nulle part en Union européenne. Et il exhorte l’Union européenne à exiger d’une même voix la libération des journalistes emprisonnés en Turquie pour délit d’opinion. « La liberté de presse est devenue un mot étranger en Turquie et les droits de l’homme y sont foulés aux pieds », a-t-il ajouté.

Le mois prochain, 16 avril, les électeurs turcs sont appelés, en effet, à se prononcer par référendum sur une modification de la Constitution qui, si elle est adoptée, conférera au président Erdogan des pouvoirs inusités dans une démocratie. Contrairement à ce qu’il prétend, il ne s’agit pas d’établir à Ankara un régime présidentiel sur le modèle américain. Le président des Etats-Unis ne dispose pars du droit de dissolution. Et le pouvoir législatif y appartient au Congrès de Washington. Erdogan entend, lui, s’approprier toutes ses compétences nouvelles, y compris celle de nommer les responsables de la Justice et de prononcer l’Etat d’urgence.

L’Union européenne qui, officiellement, poursuit les négociations d’adhésion avec la Turquie, malgré le vote récent du Parlement de Strasbourg exigeant leur gel, ne peut manquer d’éprouver une gêne devant le tournant de plus en plus autoritaire du régime. Celui-ci s’est encore aggravé depuis la tentative de putsch de juillet dernier. 100 000 fonctionnaires ont été révoqués, dont de nombreux universitaires – auxquels l’Europe devrait manifester sa solidarité - plusieurs dizaines de milliers de personnes jetées en prison. Quelle est la nature de ce régime ? On en parle demain.