A l’attention des responsables de l'Agence France Presse

 M. Fabrice Fries, Mme. Dalila Zein, M. Phil Chetwynd,

 M. Jean-Luc Bardet, M. Marc Braibant, Mme Christine Buhagiar

Mesdames, Messieurs,

Le conflit actuel au Haut-Karabakh, qui sévit depuis le 27 septembre dernier est d’une atrocité sans précédent au 21ème siècle.

 Les morts se comptent par milliers. Les cadavres des soldats pourrissent sur le champ de bataille sans sépulture. Les blessés de guerre sont innombrables. Les personnes déplacées au Haut-Karabakh se comptent par plusieurs dizaines de milliers.

 Pas une famille arménienne ne peut s’épargner la douleur d’un proche mort, disparu ou gravement blessé. Toute une génération de jeunes de 18 à 20 ans est en train d’y être décimée. L’intervention militaire de la Turquie et le discours haineux des dirigeants turcs et azéris à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh font ressurgir les pires traumatismes du Génocide de 1915.

Cette véritable boucherie est uniquement due aux velléités de conquête de l’Azerbaïdjan et de la Turquie sur le Haut-Karabakh. Ceux-ci ont décidé de prendre par la force et la violence le contrôle d’un Etat sur lequel ils n’exercent aucune autorité depuis au moins 30 ans et dont le statut international fait l’objet de négociations dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE. Il s’agit d’une attaque planifiée, une guerre totale contre le peuple arménien, avec des moyens matériels et humains considérables. S’ajoutent à cela les bombardements sans relâche des villes arméniennes au Haut-Karabakh, dont la capitale Stepanakert, l’utilisation d’armes interdites, telles les bombes à sous-munition et à fragmentation, et l’utilisation massive de mercenaires/djihadistes acheminés par la Turquie depuis la Syrie.

Nonobstant toute autre considération, une entreprise d’une telle violence, aux conséquences nécessairement dévastatrices, tragiques et incontrôlables, semblait, aux Arméniens du monde entier, aller à l’encontre de toutes les valeurs modernes de respect de la vie humaine et du vivre ensemble.

Nous nous attendions donc à ce que votre rédaction prenne toute la mesure de la gravité de la situation et relaie les informations pertinentes pour permettre à l’opinion publique de réagir en conséquence.

Au lieu de cela, nous constatons avec dépit que la rédaction des dépêches et la manière dont elles sont diffusées, vise surtout à garder, par tous les moyens, une posture prétendument « neutre ». Votre rédaction renvoie ainsi dos-à-dos 3 millions d’Arméniens qui n’ont d’autres choix que de sacrifier leurs fils et leurs filles pour défendre leur pays, et la Turquie et l’Azerbaïdjan qui mobilisent des moyens considérables pour parvenir à leurs fins.

Au prix de cette prétendue « neutralité », votre rédaction en vient même à justifier les agissements criminels de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Ainsi, la problématique fondamentale de la violence inadmissible de l’attaque turco-azérie est noyée dans des considérations géopolitiques soi-disant trop complexes. Or, si les causes historiques et la situation géopolitique sont effectivement complexes, comme pour tous les conflits, il n’y a rien de complexe dans le fait que le projet de conquête violente de l’Azerbaïdjan et de la Turquie est tout à fait dévastateur et inadmissible. Les bombardements constants des villes peuplées du Haut-Karabakh, situées parfois à plusieurs kilomètres de la ligne de front, qui ont obligé plus de la moitié de la population du Haut-Karabakh à se réfugier en Arménie, et les autres à se terrer dans des abris souterrains, sont présentés comme les conséquences malheureuses d’une guerre qui aurait spontanément éclaté. Votre rédaction ne semble nullement envisager que ces actes inadmissibles sont la première étape du projet d’épuration ethnique contre les Arméniens du Haut-Karabakh, qu’Erdogan et Aliev ne prennent même plus la peine de cacher. Par contre, les mises en scènes grotesques de la propagande azérie, classée 168ème au classement mondial de la liberté de la presse, font l’objet de toute l’attention de la presse dans nos pays. Votre rédaction continue également d’utiliser le terme infâmant de « séparatistes » pour désigner la population arménienne autochtone du Haut-Karabakh qui se bat depuis des siècles pour assurer sa survie dans la région. Votre rédaction brandit à tout va le droit international pour justifier erronément l’entreprise violente de l’Azerbaïdjan et de la Turquie à l’encontre des Arméniens du Haut-Karabakh, en oubliant que le droit international n’a pas été conçu pour justifier le nettoyage ethnique de populations autochtones par des régimes dictatoriaux.

Votre rédaction en vient donc à défendre la violence inouïe de l’agression turco-azérie, au lieu d’avertir l’opinion publique sur la tragédie humaine sans précédent qui s’y joue actuellement. 

De plus, votre rédaction élude complètement le fait que l’Azerbaïdjan est aujourd’hui une dictature, dont le président est au pouvoir depuis 17 ans, après avoir succédé à son père, qui lui-même était au pouvoir depuis 1993. A l’inverse, votre rédaction élude le fait que la république de l’Artsakh est une jeune démocratie où les droits et libertés des citoyens sont respectés. Votre rédaction élude le fait que l’Azerbaïdjan est championne d’Europe de la répression des journalistes, des opposants politiques et des activistes des droits de l’homme, au même titre que la Turquie. Votre rédaction élude le fait que la liberté de la presse, justement, est quasi inexistante en Azerbaïdjan. Votre rédaction élude le fait que le Conseil de l’Europe a récemment mis en garde l’Azerbaïdjan contre la propagation des discours de haine à l’encontre des Arméniens au sein de sa population. Votre rédaction élude le fait que cette haine des Arméniens se nourrit surtout du négationnisme du génocide des Arméniens de 1915, qui continue de faire rage en Turquie et en Azerbaïdjan, et qui est promu avec force au plus haut niveau de l’Etat. Votre rédaction élude les appels à la vigilance de spécialistes du monde entier qui confirment que le danger d’un génocide à l’encontre de la population arménienne du Haut-Karabakh est des plus sérieux. Votre rédaction élude le fait que, pour masquer son bilan désastreux en matière de respect des droits de l’homme, l’Azerbaïdjan utilise massivement l’argent des hydrocarbures pour s’acheter les bonnes grâces d’hommes politiques et de personnalités influentes, notamment au sein des institutions européennes, ce qui est d’ailleurs dénoncé régulièrement par les ONG internationales.

Votre rédaction ignore-t-elle ces faits ? Pourquoi une telle omerta règne-t-elle sur ces questions ?

Est-ce l’extension de ces régimes que votre rédaction tente de promouvoir dans le Haut-Karabakh par sa neutralité affichée, sa mise au même niveau de l’agresseur et de l’agressé, du faible et du fort, de la dictature et de la démocratie, du criminel et des victimes? Votre rédaction imagine-t-elle les conséquences pour les Arméniens si l’extension de ces régimes venait à se concrétiser ?

Dans le contexte d’un conflit aussi grave, le traitement médiatique est d’une importance cruciale pour donner à l’opinion publique les outils nécessaires à la compréhension des enjeux, et pour permettre aux citoyens de relayer leurs revendications à l’égard de leurs représentants politiques. Par sa prétendue position de « neutralité », votre rédaction, qui refuse d’appeler l’agresseur par son nom, porte une lourde responsabilité dans l’isolement des Arméniens et leur sort tragique.

Compte tenu de ces considérations, nous portons les accusations publiques suivantes à l’encontre votre rédaction:

  • Nous vous accusons de soutenir ouvertement, par une prétendue « neutralité », l’extension de régimes dictatoriaux et négationnistes aux portes de l’Europe ;
  • Nous vous accusons de minimiser volontairement :

o  les conséquences des bombardements incessants contre les villes peuplées du Haut-Karabakh ;

o   l’utilisation par l’Azerbaïdjan et la Turquie d’armes prohibées, telles les bombes à sous-munition ;

o   l’utilisation de mercenaires et de djihadistes importés par la Turquie dans la région. 

  • Nous vous accusons de banaliser et de diffuser sans filtre les propos haineux des dirigeants turcs et azéris à l’encontre des Arméniens.
  • Nous vous accusons, pour l’avenir, de banaliser et de donner un blanc-seing aux entreprises violentes des régimes dictatoriaux d’Erdogan et d’Aliev.
  • Nous vous accusons de soutenir par votre « neutralité » les projets d’épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh et au-delà, qui sont déjà en cours.

En tant que citoyens belges et européens d’origine arménienne, gardiens de la mémoire du génocide perpétré contre les Arméniens en 1915, et de toutes les exactions subies par le peuple arménien, il est de notre devoir de rester extrêmement vigilant par rapport aux développements actuels dans la région. Il est également du devoir des organes de presse des pays occidentaux de se montrer à la hauteur de leur rang et de ne pas se cantonner à une prétendue neutralité face à la violence inacceptable déclenchée par la Turquie d’Erdogan et de l’Azerbaïdjan d’Aliev.

Nous condamnons donc fermement le traitement médiatique actuel du conflit et appelons votre rédaction à reconsidérer de toute urgence son attitude vis-à-vis de ce conflit.Nous exhortons entre autres votre rédaction à prendre en considération le danger imminent et grave auquel sont confrontés les Arméniens du Haut-Karabakh, et à relayer les informations pertinentes à ce sujet.

Cordialement,

Nicolas Tavitian

Président du Comité des Arméniens de Belgique