Bruxelles avril 2020 - Un grand nombre d’entre nous sommes désormais confinés chez nous par l’épidémie en cours. Certains ont dû arrêter de travailler, d’autres travaillent à la maison ou continuent de se rendre au travail. Certains d’entre nous ont eu la malchance d’attraper déjà le virus malfaisant. Souhaitons-leur un rétablissement rapide. A tous les autres, souhaitons la patience d’attendre que la situation s’améliore en sécurité.
Au-delà de nos situations personnelles, il est manifeste que nous sommes en train de vivre une situation sans précédent, une rupture dans la normalité. Face à ce mal nouveau, nos sociétés doivent être prêtes à la mobilisation et même au sacrifice. Nous sommes déjà contraints de changer radicalement nos habitudes.
Certains doivent prendre des risques pour soigner ou nourrir leurs proches, leurs patients ou des inconnus et beaucoup d’entre nous feront des sacrifices financiers. Face à un danger commun, nos sociétés cherchent à se mobiliser. Il nous faut apprendre vite et nous adapter. Mais comment se mobiliser face à ce mal nouveau, invisible et silencieux ? Comment anticiper la propagation de cette épidémie fulgurante ?
Nos gouvernements ont éprouvé d’abord beaucoup de difficulté à comprendre la situation et à agir. Ils ont ainsi perdu de précieuses semaines. En revanche, certains pays d’Asie ont su réduire l’impact de l’épidémie alors qu’ils étaient à priori beaucoup plus exposés que les pays européens,. On pense en particulier à des pays comme la Corée du sud, Singapour, le Japon, Hong-Kong ou Taïwan.
En Corée, que l’épidémie a atteint bien avant la Belgique, on compte à ce jour 19 cas de COVID-19 pour 100 000 habitants. A Hong-Kong, 10 cas pour 100 000 ; à Taiwan et au Japon, environ 1.3 et en Belgique déjà à plus de 100. En Arménie, nous en sommes à 18. Comment se faitil que ces pays asiatiques aient réagi à temps, alors que les pays européens tergiversaient encore?
Lorsque finalement nos pays ont appelé à la mobilisation, Boris Johnson, en Angleterre, et Emmanuel Macron, en France, ont invoqué une « guerre » contre le virus: ils ont puisé dans la mémoire collective de leurs pays, celle de leurs « heures de gloire » pour invoquer la mobilisation face à un danger national. Pourtant, le parallèle guerrier n’est pas d’une très grande utilité. Si la lutte contre le virus est une guerre, où est donc l’ennemi? Et quelle est cette guerre ou l’on demande au peuple de rester chez soi plutôt que de monter au front? La métaphore, si elle suscite la volonté d’agir, n’offre rien de plus.
On notera d’ailleurs que notre première ministre, Sophie Wilmès, n’a pas fait usage de ce registre guerrier. C’est précisément l’absence de mémoire utile en matière de lutte contre l’épidémie qui explique la lenteur de la réaction de nos gouvernements et celle d’une partie de la population.
Pour les institutions et pour la société en général, agir ensemble nécessite une mémoire commune. Le professeur Kim Woo-Joo est le principal expert Coréen sur le Coronavirus. A un journaliste qui lui demandait d’expliquer comment son pays avait réussi l’exploit de minimiser l’impact de l’épidémie, il répondait :“la Corée a déjà connu l’épidémie de grippe de 2009 (SRAS) et celle de 2015 (le MERS), il y a 5 ans. Beaucoup de Coréens ont vécu cette époque et en ont retenu les leçons. Nous savons que se laver les mains et porter un masque aide à éviter l’infection. Pendant l’épidémie de MERS, nous avons [aussi] compris qu’il nous fallait fabriquer des kits de diagnostic et qu’il fallait les utiliser. [Nous avons] compris qu’on ne pouvait trouver un vaccin dans l’immédiat, mais qu’il était possible de fabriquer des kits de diagnostic rapidement et de les rendre accessibles…Or les tests sont essentiels à la prévention. […] Le gouvernement coréen a donc investi massivement dans la recherche et le développement des tests PCR. C’est ainsi que nous avons pu réagir rapidement.”
D’après le professeur Kim Woo-Joo, c’est l’expérience et son souvenir qui ont permis à son pays de comprendre à temps ce qui se passait, d’en anticiper les conséquences possibles, et de déterminer une stratégie gagnante.
Nous avons en Arménie, en Europe et aux USA, des experts qui avaient compris à temps la menace. Mais seul, aucun d’entre eux ne pouvait agir. Il fallait pour les entendre que les institutions qu’ils servent, les gouvernements et la société dans son ensemble partagent la mémoire d’une expérience commune qui permette une mobilisation efficace. L’institution cultive la mémoire, et cette mémoire lui permet d’agir, le moment venu. Les Coréens, les Singapouriens, les Japonais, les Taïwanais et les habitants de Hong Kong ont pu entretenir la mémoire des épidémies des deux dernières décennies. Ils entretenaient le souvenir, sachant qu’il permettra de mieux affronter à l’avenir un mal analogue, catastrophique mais rare, s’il se présentait à nouveau.
Nous approchons du 24 avril, la journée de la mémoire du génocide de 1915 dans l’Empire ottoman. Le 24 avril 1915, la civilisation et le peuple arménien furent en grande partie détruits par un mal inconnu jusqu’alors, le nationalisme génocidaire. Le 105ème anniversaire de cette autre catastrophe sera un 24 avril hors de l’ordinaire. Au lieu de nous rassembler, d’Erevan à Pasadena en passant par la Belgique, nous nous retrouverons en ligne.
Le Comité des Arméniens de Belgique a d’ores et déjà préparé un 24 avril hors de l’ordinaire, auquel tous les Arméniens du pays pourront participer, quelque soit leur lieu de résidence. Ce 24 avril, il faudra faire mentir Confucius, qui pensait que « l’expérience est une bougie qui n’éclaire que celui qui la porte ». Plus que jamais, ce 24 avril sera le moment de partager notre mémoire avec nos contemporains : faire comprendre à d’autres que partager l’expérience d’un génocide comme celle d’une épidémie, c’est préparer l’avenir et rendre service. C’est, peut-être, les aider à éviter la catastrophe, lorsqu’elle se présentera.
La mondialisation intelligente passera par le partage des mémoires, de toutes les mémoires : celles des Coréens et des habitants de Singapour et aussi celles des Arméniens.
Nicolas Tavitian Président du Comité des Arméniens de Belgique