Les observateurs un peu attentifs de la scène politique turque savent depuis longtemps que le parti kémaliste (CHP) professe des thèses franchement réactionnaires qui n’ont rien à envier à celles de nos partis de la droite la plus extrême, si ce n’est de l’extrême droite. Le CHP ne détonne d’ailleurs guère dans ce paysage politique si particulier à l’Asie mineure où les toutes forces politiques, de l’ AKP au Parti des Travailleurs, nourrissent d’abord et avant tout les canons racistes, négationnistes et militaristes d’une populations éduquée à la haine de l’Autre depuis des décennies.

Ce qui est nouveau, c’est qu’il existe des voix courageuses en Turquie pour s’apercevoir de cette anomalie, pour la dénoncer et pour interpeller les organisations internationales coupables à leurs yeux de tolérer cet état de fait. Il est même quelques oreilles occidentales pour s’en émouvoir.

Ainsi, dès l’été 2007, la Commission d’Ethique de l’Internationale Socialiste avait lancé une procédure de suivi afin de vérifier l’adhésion du CHP aux principes démocratiques qui sont censés être les siens. Il faut dire que le CHP au sein de l’Internationale Socialiste (IS), c’est un peu comme le Grand Méchant Loup dans la maison des Trois Petits Cochons ; bref le cauchemar de Jaurès !

Quoi qu’il en soit, en juin 2008, lors du renouvellement de son bureau à Athènes (Grèce), l’Internationale Socialiste avait jugé sage de retirer la vice-présidence du mouvement à Deniz Baykal, le leader du CHP, pour la confier à ... Jalal Talabani, le président kurde d’Irak ! De quoi avaler son fez du côté de la Sublime Porte. Baykal n’avait d’ailleurs pas fait le déplacement mais avait envoyé son fidèle lieutenant Onur Öymen afin qu’il tente de déminer le terrain par force action de lobbying auprès de membres influents des partis socialistes européens...sans succès.

Fidèle à la tradition turque, le CHP avait alors employé l’habituelle stratégie d’intimidation en menaçant de rompre avec l’IS. Cependant, il dut vite renoncer à cette manœuvre car son remplaçant aurait alors été tout trouvé : il se serait agit du DTP, le Parti kurde régulièrement menacé de dissolution par les forces politiques ethniquement turques en Turquie (CHP, AKP, MHP...). De quoi se raser les moustaches du côté de la Corne d’Or !

A l’époque, le commentateur avisé qu’est Oral Calislar avait déjà écrit que le CHP n’avait jamais été un parti social démocrate. Orhan Kemal Cengiz, un autre observateur de la réalité sociale turque va aujourd’hui plus loin et demande à l’Internationale Socialiste de prendre ses responsabilités. Heureusement que c’est un Turc qui le dit sinon on l’accuserait d’ostracisme et de racisme ! Attention, ça décoiffe :

Lettre ouverte à l’Internationale Socialiste

Chers membres de la Commission d’Ethique de l’Internationale Socialiste,

Je vous écris cette lettre ouverte pour vous inviter à examiner la position du Parti Républicain du Peuple (CHP) au regard de la Charte d’Ethique de l’Internationale Socialiste de laquelle votre Commission surveille l’observance.

Je ne serais pas surpris si vous aviez reçu des lettres similaires à celle-ci avant que vous statuiez sur le fait de savoir si le CHP peut être qualifié de parti socialiste ou social-démocrate. En Turquie, le fait que CHP n’a jamais été un parti socialiste et ne peut pas être socialiste ou social-démocrate est une opinion largement partagée. Au regard des standards européens, c’est un parti néo-nationaliste, un parti d’extrême droite. Le CHP a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ralentir les progrès de la Turquie vers l’Europe, s’est toujours opposé aux initiatives qui auraient allégé les contraintes pesant sur les minorités dans ce pays, a combattu contre les amendements législatifs qui auraient élargi le champ de la liberté d’expression et a disséminé toutes sortes d’idées xénophobes dans la société. Sans même parler de son rôle patent dans la défense, le soutien et la légitimation de la tutelle militaire en Turquie.

Cependant, récemment le parti et sa direction ont pris des initiatives qui les ont amené à la frontière de la collaboration avec l’organisation criminelle paramilitaire clandestine connue sous le nom d’Ergenekon. (Le Gladio turc)

Le président du CHP, M. Deniz Baykal, s’est lui-même fait l’avocat de cette bande criminelle depuis le début de l’enquête. La Turquie est le seul pays qui n’ait pas dissous son "armée de l’ombre" (connue sous le nom de Gladio ou structure ’Stay behind’ [1]), armées qui furent établies dans les pays de l’OTAN afin de combattre une possible invasion soviétique. En raison du terrain fertile qui pré-existait dans deux pays - en clair l’Italie et la Turquie - ces structures sont devenues de vastes réseaux criminels. En Turquie, nous pensons que ce " réseau de l’Etat profond" fut à l’origine de presque toutes les provocations sociales, les massacres et les assassinats afin de préparer la société à des coups d’Etat militaire et, fondamentalement, afin de la manipuler dans l’objectif de maintenir la tutelle de l’armée sur la société.

L’enquête sur Ergenekon a commencé avec la saisie de grenades à main en 2007 dans une baraque à Istanbul. Ces grenades faisaient partie d’un lot militaire qui avait le même numéro de série que celles utilisées auparavant lors d’attaques terroristes. Durant toute l’enquête, des bombes, des armes et milliers de boites de munitions - la plupart appartenant à des unités militaires - furent confisquées aux membres d’Ergenekon. Il était clair que ces armes devaient être utilisées pour créer le chaos afin de conduire à nouveau la Turquie à un coup d’Etat militaire. M. Baykal a prétendu que ces bombes avaient été enterrées par la police même qui était venue les déterrer.

Le gang Ergenekon possède de nombreux autres aspects. Dans le passé, il a perpétré des atrocités à travers le JITEM. Le JITEM, une extension illégale de la gendarmerie, s’est rendue responsable de l’évacuation forcée de 3000 villages dans le Sud-Est de la Turquie et de 17500 meurtres extrajudiciaires à travers la Turquie. Même les enfants dans les rues des régions kurdes de Turquie savaient que le JITEM kidnappait des gens en plein jour et les tuait après tortures. Aujourd’hui, les dirigeants et les fondateurs de ces groupes paramilitaires sont arrêtés dans le cadre de l’enquête sur Ergenekon. Nous disposons de preuves prima facie démontrant le fait qu’Ergenekon était l’architecte et l’orchestrateur des meurtres des membres des minorités de Turquie. Durant l’enquête, différents plans visant à assassiner des responsables des communautés arménienne et alévi ont été révélés. M. Deniz Baykal est resté sourd à ces évidences et a prétendu que l’enquête sur Ergenekon est juste une fabrication du gouvernement visant à affaiblir le système laïc turc et l’armée.

Durant cette enquête, au moins quatre plans différents de coup d’Etat militaire préparés en 2004 et 2005 ont été exposés dans tous leurs détails. M. Baykal et son parti son à nouveau restés de marbre face à ces évidences.

En Turquie, nous avons un système pénal militaire très particulier et c’est ce système qui constitue un obstacle au progrès du procès sur Ergenekon. Ce système judiciaire militaire, dont les limitations sont extrêmement et arbitrairement floues, constitue en pratique un système de privilège assurant l’impunité au personnel militaire. Dans ce système, presque tous les crimes commis par des militaires sont jugés par des tribunaux militaires.

Le Parlement turc a récemment voté quelques amendements pour restreindre les limites de cette justice militaire et pour autoriser les tribunaux civil à juger les personnels militaires impliqués dans les crimes de bandes organisées, de terrorisme et de crimes contre la Constitution. Il est évident que c’est un grand pas pour la Turquie sur la voie de la démocratisation. Ces amendements assureront que des militaires inculpés dans des gangs comme Ergenekon seront poursuivis et que les tentatives de coups d’Etat militaires pourront être instruites et poursuivies par des autorités civiles. Ces amendements ont fait l’objet de recours en annulation devant la Cour constitutionnelle par le CHP. Ceci devrait constituer l’étape finale pour l’Internationale Socialiste quant à son évaluation de l’appartenance de ce partie. Avec cette dernière initiative, le CHP a démontré qu’il est prêt à tout sacrifier dans le but de maintenir la tutelle militaire sur
la Turquie.

Si, après cette dernière étape, le CHP continue de faire partie de votre organisation, nous commencerons à penser que l’Internationale Socialiste ne prend pas au sérieux ses propres règles éthiques [2]. Si le CHP continue de faire partie de votre organisation, ceci portera une atteinte irréversible à votre image en Turquie et dans le monde. Si, cependant, vous et le CHP choisissiez de séparer vos routes, il y a de bonnes chances que de vrais sociaux-démocrates dans ce parti (leur nombre est très limité) puissent remettre en question leur position. Si vous voulez réellement aider les sociaux-démocrates en Turquie, alors ne permettez pas au CHP de prétendre d’être un parti social-démocrate et de bénéficier de votre image.

Sinon, si vous autorisez le CHP à continuer de tirer bénéfice de l’appartenance à votre organisation, alors s’il vous plaît, donnez également cette licence à d’autre partis politique d’extrême droite en Europe, par exemple le Front National de Jean-Marie Le Pen. Nous savons que vous ne ferez pas cela. Alors vous devez exclure le CHP de votre organisation par souci de cohérence, afin de préserver votre image, afin d’aider les vrais sociaux-démocrates et de favoriser la démocratie en Turquie.

Merci de votre Attention.

Le Mardi 14 Juillet 2009,

Orhan Kemal Cengiz

[1] ndt : littéralement ’rester derrière’ les lignes ennemies pour mener à bien des opérations de subversion. C’était précisément le rôle dévolu à la première Organisation Spéciale mise en place sous l’Empire ottoman en cas d’offensive russe. Cette organisation spéciale fut doublée par une autre encore plus clandestine chargée du Génocide des Arméniens.

[2] ndt : on peut d’ailleurs se demander si c’est la cas quand on voit que les PS belge, allemand, néerlandais, autrichien, bulgare, roumain et même français pour n’en citer que quelques-uns comportent dans leur propres rangs des élus soutenant le racisme et le négationnisme de la Turquie !

(Armenews.com - Oskian Kendirian - 17 juillet 2009

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