La petite femme ne sort plus beaucoup dans les rues de Marseille. Elle se déplace voûtée sur une canne, choyée, couvée par sa fille et ses petits-enfants. Mais lorsqu'on lui rappelle son enfance, son regard s'allume et ses souvenirs lui reviennent, intacts. Ovsanna Kaloustian, 106 ans, est l'une des dernières survivantes du génocide des Arméniens, en 1915. Une porteuse de mémoire, consciente du rôle qui est le sien, à l'aube du centenaire de la tragédie. « Dieu m'a laissée en vie pour que je raconte », répète-t-elle. La vidéo du récit de son exode à travers l'Europe et le siècle est présentée au site-mémorial du Camp des Milles, entre Marseille et Aix-en-Provence, inauguré par le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, en 2012.

De la terreur, des massacres et des déportations de son peuple dans la Turquie ottomane, Ovsanna conserve une foule d'images et de détails qu'elle raconte avec fougue. Elle est née en 1907 à Adabazar, situé à une centaine de kilomètres à l'est d'Istanbul, et a grandi dans une belle demeure, trois étages avec jardin. La ville, à l'époque, est un centre important pour le commerce et l'artisanat, et la population arménienne (12 500 personnes environ en 1914) y représente plus de la moitié des habitants. Ovsanna se souvient que « même les Grecs et les Turcs y parlaient arménien ». Son père tient un bar, qui fait aussi office de salon de coiffure et de cabinet d'arracheur de dents. Elle y boit le thé, le matin, avant de partir à l'école.

D'ISTANBUL À MARSEILLE

Ovsanna a 8 ans en 1915 lorsque, en pleine guerre, le gouvernement jeune-turc lance l'ordre de déportation des Arméniens. « C'était un dimanche, la mère d'Ovsanna rentrait de l'église. Le curé venait d'annoncer que la ville devait être vidée en trois jours, quartier par quartier », raconte Frédéric, le petit-fils de la survivante et dépositaire de la mémoire familiale.

A pied, les convois se mettent en branle vers le sud et l'est. Ovsanna, ses parents, son frère, ses oncles, tantes et cousins arrivent à Eskisehir, où on les entasse dans un train. C'est dans des wagons à bestiaux que des milliers d'Arméniens seront ainsi envoyés vers les déserts de Syrie. Mais le train qui transporte la famille s'arrête en chemin, à la gare de Cay, près d'Afyon. On leur ordonne d'y dresser un campement de fortune. Les centres de triage plus en aval sont engorgés. Ils seront finalement dispersés, deux ans plus tard, et partent se cacher dans la campagne des environs. Ovsanna a alors une dizaine d'années.

Avec l'armistice, en 1918, les survivants tentent de rentrer. La famille d'Ovsanna retrouve sa maison calcinée, finit par repartir, sous la pression des nouveaux occupants, turcs, de la ville. L'exode se poursuit, d'abord vers Istanbul. En 1924, les oncles, tantes et cousins embarquent pour les Etats-Unis. Quatre ans plus tard, la jeune femme monte sur un bateau à destination de Marseille. « Nous sommes arrivés en décembre, sous la neige », dit-elle. Comme tant d'autres – 10 % de la population marseillaise est composée de descendants de rescapés du génocide arménien –, elle s'installe, fait un peu de couture pour gagner sa vie. Elle se marie avec Zave Kaloustian, seul survivant d'une famille massacrée, ouvre une épicerie, s'offre un lopin de terre et y arrange sa maison.

« Elle nous a appris l'arménien, mais la transmission de l'histoire est venue plus tard », raconte son petit-fils. Ovsanna continue aujourd'hui à témoigner, inlassablement, pour combattre le négationnisme, toujours vivace cent ans après les massacres.

17 janvier 2014

Guillaume Perrier

Le Monde