Par Jean-Paul Marthoz

 « Laure Marchand et Guillaume Perrier se sont attelés à une tâche ardue. Celle de nous tendre, à nous les Turcs, un miroir. Ils veulent que nous voyions ce que nous ne voyons pas et que nous sachions ce que nous ne savons pas ».

Ainsi commence le texte que signe l’historien turc « dissident » Taner Akçam en préface du livre La Turquie et le fantôme arménien écrit par la correspondante du Figaro et le correspondant du Monde à Istanbul. Mais sa remarque ne vaut pas seulement pour l’opinion turque. Le génocide perpétré en 1915 par les Jeunes Turcs est aussi, notamment, une « histoire française ». Non seulement parce que les massacres des Arméniens, dès la fin du 19ème siècle, mobilisèrent de grands noms de la politique et des lettres françaises, à l’image de Jean Jaurès proclamant « l’humanité ne peut vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné ». Non seulement parce que des dizaines de milliers de rescapés du génocide trouvèrent refuge en France, mais aussi parce que l’idéologie des Jeunes Turcs s’inspira du positivisme et du jacobinisme français, en les dévoyant et en les racialisant.

Par ailleurs, si le génocide est officiellement reconnu aujourd’hui par un certain nombre de pays, dont la Belgique et la France, la plupart des Etats, craignant d’offenser Ankara, aimeraient eux aussi ne rien savoir. Et des partis politiques, en Belgique en particulier, soucieux de courtiser le « vote turc » lors des élections communales, classent le sujet de la reconnaissance au rayon des belles idées oubliées, quand ils ne s’associent pas avec des personnes ou des groupes qui pratiquent le négationnisme d’Etat. Alors que la négation, comme l’écrivait le regretté Pierre Vidal-Naquet dans son célèbre essai Les Assassins de la Mémoire, est la continuation du génocide, sa phase ultime.

Sur les traces du génocide

Dans ce livre bellement écrit comme un reportage au long cours, les deux auteurs proposent une extraordinaire enquête sur la mémoire arménienne dans la Turquie d’aujourd’hui. Un sujet encore largement tabou, enfoui sous des strates de silences et de mensonges. Un sujet qui, pourtant, détermine largement l’identité de la Turquie et sa capacité à intégrer la diversité et la tolérance, conditions essentielles de la modernité et de la démocratie avancée.

A deux ans du centenaire des massacres qui emportèrent plus d’un million d’Arméniens, ils rappellent d’abord sans détours les faits, qu’aucun historien digne de ce nom aujourd’hui ne conteste. « Les sources documentaires et les archives, que ce soient celles de l’Empire ottoman, de plus en plus librement accessibles, ou celles de l’Allemagne, écrivent-ils, suffisent amplement à démontrer l’intention génocidaire du Comité Union et Progrès, le cœur du pouvoir nationaliste turc pendant la Première Guerre mondiale…La négation des faits relève, à l’évidence de la névrose collective ». 

D’Istanbul à Sivas, de Diyarbakir à Van, bourlinguant sur ces terres anatoliennes balafrées par l’histoire, ils retrouvent les traces des communautés arméniennes dans les souvenirs des villageois, dans des pierres d’anciennes églises mêlées à des constructions profanes, dans des coutumes religieuses ou culinaires pratiquées dans la discrétion.

L’histoire du génocide, avec ses lieux de morts comme « la falaise des Arméniens, dans la région d’Ordu, « où les malheureux avaient été jetés dans vide », avec ses villages arméniens rayés de la carte, se télescope constamment avec les observations du reportage, dessinant un pays hanté par un passé qui ne passe pas. Presque partout encore, la peur de se dire arménien règne, « un réflexe de survie dans ces contrées anatoliennes où l’identité non turque ne se crie pas sur les toits ».

Des anecdotes touchantes et déchirantes émaillent ce périple à la fois mémoriel et actuel. Comme celles des « restes de l’épée », ces milliers d’enfants et de femmes qui échappèrent au massacre en étant incorporés dans des familles turques ou kurdes et dont le souvenir resurgit peu à peu aujourd’hui. A l’image de Sabiha Gökcen, héroïne de l’aviation militaire turque, dont le journaliste turco-arménien Hrant Dink, assassiné en 2007, révéla qu’elle avait été adoptée par Mustapha Kemal Ataturk, le fondateur de la Turquie moderne. Ou de Fethiye Cetin, militante des droits de l’homme et l’avocate de la famille Dink, dont l’aïeule était arménienne, une histoire qu’elle raconte dans Le Livre de ma grand-mère (Editions de l’Aube, 2006).

Assumer l’héritage arménien

Comment assumer cet héritage dans un pays encore marqué par la haine de l’Arménien ? « Au-delà de la peur, il y avait la honte », écrivent Laure Marchand et Guillaume Perrier. « Ces petits-enfants ont du sang mêlé, celui de la victime et de son sauveur parfois, celui de la victime et de son bourreau le plus souvent ». Mais cette « micro-histoire » familiale contribue aussi à combattre l’idéologie d’exclusion officielle. « Si vous commencez à vous poser des questions sur vous-même et votre famille, naturellement ‘l’autre’ ne peut plus être ‘l’autre’ », écrit Fethiye Cetin.

Le livre offre des rencontres avec des personnages hauts en couleur, à l’image de Sevan Nisanyan, le « Don Quichotte arménien », dénonciateur tapageur de l’Histoire officielle, mais aussi avec des « Arméniens convertis », tentés d’être « plus turcs que les Turcs » et qui continuent, malgré tout, à être victimes de discrimination, car leurs noms et leur origine arménienne sont répertoriés dans les registres officiels.

L’industrie du négationnisme

Les auteurs abordent frontalement le négationnisme officiel, « une véritable industrie », écrit Taner Aksam, dotée de moyens colossaux et fondée sur un racisme agressif qui nie l’histoire complexe et plurielle de la Turquie et entache sa réputation internationale. « Imaginons Faurisson ministre, Faurisson général », écrivent les auteurs, en se référant au pseudo-historien Robert Faurisson, négateur de la Shoah. A l’étranger, seuls quelques piètres historiens relaient l’argumentaire d’Ankara. Seuls des dirigeants opportunistes ou timorés évoquent encore les « doutes » sur la réalité du génocide. « Nous n’avons pas une seule publication qui soit prise au sérieux dans les cercles académiques à l’étranger », notait Murat Bardakçi, dans une chronique du quotidien Haber Turk.

La Turquie a encore un long chemin à parcourir avant de se débarrasser de ses vieux démons. La faute a été trop immense. L’éradication de la présence arménienne a été totale et totalitaire. La population a été exterminée ou expulsée. Ses biens ont été volés et accaparés. Son patrimoine culturel a été détruit. Et l’Etat a imposé une histoire faussée, qu’elle répète et répète à l’école, à l’armée.

Aujourd’hui encore, les préjugés contre les Arméniens restent tenaces. Le discours ultranationaliste persiste. La crainte d’une demande de réparations des préjudices subis hante les esprits. Alors que le sujet du génocide est aujourd’hui discuté ouvertement dans les cercles libéraux de Turquie et que des livres, naguère tabous, sont en vente dans les librairies d’Istanbul, le premier ministre Erdogan se montre incapable d’aborder avec justesse et justice la « question arménienne ». En 2011, à Kars, il a même fait raser le Monument de l’Humanité, une statue qui devait symboliser la réconciliation entre la Turquie et l’Arménie.

Une « nouvelle Turquie »

Toutefois, si la majorité de la population nie ou ignore, une nouvelle génération se lève, qui exige la vérité. Elle est descendue dans la rue à Istanbul en 2007 pour crier, à l’annonce de l’assassinat de Hrant Dink, « nous sommes tous des Arméniens ». Elle a signé l’Appel au Pardon qui reconnaît la Grande Catastrophe, sans, toutefois, oser encore prononcer le mot de génocide. « Bien sûr que c’est un génocide », s’exclame l’un de ses initiateurs, Cengiz Aktar, « mais le mot ne passerait jamais ». Elle se réclame des milliers de Justes, turcs et kurdes, qui, lors du génocide, refusèrent d’être complices. Et elle écoute ces Turcs courageux, intègres, qui brisent les tabous, reviennent sur l’Histoire et sur leur propre histoire. A l’exemple de Hasan Cemal, auteur fin 2012 d’un ouvrage intitulé sobrement, fortement, « 1915, le génocide arménien ». « Hasan Cemal est l’un des journalistes les plus en vue de Turquie », notent les auteurs, « un homme réputé pour sa droiture d’esprit », mais aussi le petit-fils de Djemal Pacha, l’un des hauts responsables du génocide.

Le livre de Laure Marchand et Guillaume Perrier, d’une extraordinaire richesse, peut être lu comme une plongée au sein d’un sujet singulier, la Turquie et de sa mémoire arménienne, mais il ouvre en fait sur une réflexion universelle. Non seulement parce que tout génocide concerne l’humanité tout entière, mais aussi parce que d’autres peuples, victimes ou bourreaux, ont souffert ou souffrent encore des affres de la « mémoire du silence ». Tout au long de ce livre, les auteurs nous lancent indirectement des questions essentielles, existentielles : qu’aurions-nous fait en 1915 ? Que ferions-nous aujourd’hui pour que prévalent la vérité et la justice ? Comment assurer que la justice accompagne la réconciliation ?

Que va-t-il se passer en 2015, à l’occasion de la commémoration du centenaire du génocide ? « Le centenaire pourrait constituer une étape clef sur la voie de la conscience et de la reconnaissance du crime, écrivent Laure Marchand et Guillaume Perrier. Le dialogue des sociétés civiles turque et arménienne –d’Arménie et de la diaspora – engagé depuis quelques années a ouvert des brèches inédites (…). Mais comme un réflexe, l’Etat turc prépare sa riposte et promet d’inonder le monde de brochures négationnistes ». Même si le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu semble reconnaître que cet effort est de plus en plus futile…

« La reconnaissance n’est pas au programme de 2015, concluent les auteurs. Mais au moins, une autre lecture de l’histoire pourrait trouver sa place ». Ce livre, qui sera bientôt traduit en turc, aura sans aucun doute contribué à ce long cheminement de la mémoire et de la vérité dans lequel se sont engagés ces citoyens, ces intellectuels turcs, qui incarnent le meilleur de leur pays, en osant affronter ce passé qui détermine tellement l’avenir.

 Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide, Préface de Taner Aksam, Solin/Actes Sud, 2013, 218 pages.  

19 juillet 2013

Jean-Paul Marthoz

Le Soir