Le remplacement de la description des faits en Syrie par une diabolisation du régime - les crimes commis par les rebelles sunnites sont généralement niés ou attribués au régime syrien - est-il le signe avant-coureur d'une intervention militaire ?

Le président François Hollande a reconnu récemment la nouvelle "Coalition nationale" syrienne (forces anti-Bachar Al-Assad majoritairement sunnites), constituée parallèlement au Conseil National Syrien (CNS), comme l’unique représentante de l’opposition syrienne. Cette Coalition Nationale est présidée par le Cheikh sunnite Ahmad Moaz Al-Khatib, ancien Imam de la Mosquée de Damas, réputé « modéré », car se disant soufi. En réalité, Al-Khatib, proche des Frères musulmans, est un admirateur du théologien des Frères musulmans, Yousuf al-Qaradawi, le célèbre téléprédicateur qui déverse sur Al-Jazira sa haine envers les mécréants et promulgue des fatwas justifiant les attentats islamistes en Irak. Al-Khatib a d’ailleurs reçu le soutien du Président égyptien Morsi, lui-même frère musulman, qui l’a accueillit au Caire.

Quant au CNS, créé en 2011 à Istanbul sur le modèle du CNT libyen et par conséquent appuyé par le régime AKP islamiste au pouvoir en Turquie, il est lui aussi dominé par les Frères musulmans, d’où le fait que nombre d’opposants à Bachar el-Assad et hostiles aux idées théocratiques des Frères musulmans, tel Haytham Manaa (président du CNCD, deuxième groupe d’ opposition après le CNS), Michel Kilo ou même Louay Hassan (fondateur du Courant pour l’édification de l’État syrien lancé en septembre 2011) n’en sont pas membres. Et le fait que ces mouvements laïques et pacifiques ne soient pas considérés comme des interlocuteurs légitimes par les Occidentaux et leurs alliés (monarchies du Golfe, Egypte, Turquie) a de quoi inquiéter. Car les forces laïques prônent (en vain) des solutions de sorties pacifiques refusées par le CNS et la Coalition nationale. Les jusqu’auboutistes du CNS et de la Coalition ainsi que leurs armées islamistes jihadistes, qui refusent tout dialogue depuis un an, sont donc co-responsables de l’actuelle guerre civile syrienne, dont on ne connaît pas l’issue, et qui transforme peu à peu la Syrie, jadis laïque, en une nouvelle terre du Jihad.

Malgré cela, la France, grande alliée du Qatar, pays parrain des Frères musulmans, semble jouer à fond la carte des forces sunnites, majoritairement islamistes, soutenues par l’Axe Ankara-Doha-Le Caire-Gaza, abandonnant ainsi les forces laïques d’opposition, comme le déplore Randa Kassis, opposante syrienne chrétienne laïque qui préside le Mouvement de la société pluraliste. Une vision partagée par le leader historique de l’opposition pacifique, le dissident chrétien Michel Kilo, qui a créé en 1999 les Comités de la société civile et qui n’est pas membre de la coalition, jugée trop dominée par les Frères musulmans. Selon Randa Kassis et d’autres leaders laïcs, il faut certes combattre le régime, mais avec une opposition raisonnable comprenant des forces alaouites significatives convaincue d'abandonner al-Assad en échange d’une amnistie. Cette solution passe aussi par l'offre à Bachar al-Assad d'une porte de sortie, ce que propose en substance le plan Brahimi, option hélas refusée par les rebelles jusqu'auboutistes du CNS et de la Coalition nationale.

La peur des Frères musulmans

La peur des Frères musulmans et des salafistes jihadistes se fait sentir jusqu’au sein de la rébellion, elle-même divisée : on peut citer notamment les Comités locaux de coordination (LCC), dont la propre porte-parole, Rima Fleihane, déplore qu’aucune femme n’ait été élue parmi la quarantaine de membres de la direction du CNS. Les minorités alaouïtes, druzes, chiites et chrétiennes craignent elles aussi pour leur avenir, tout comme les Kurdes du PYD (proches du PKK turc et du Kurdistan irakien), qui combattent actuellement les salafistes dans le Nord. Nul doute que les Alaouites qui tiennent le régime et l’armée se battront jusqu’à la mort, car ce refus de tout compromis de la part de l’opposition islamiste renforce leur complexe de persécution et leur phobie de redevenir des « citoyens de seconde zone », en cas de victoire des islamistes. Rappelons que durant des siècles, la Syrie fut dominée par les Ottomans - qui appliquaient la Charià -, et par la majorité syrienne sunnite, qui traitait les Alaouïtes en quasi esclaves. Ceux-ci sont d’ailleurs décrits par l‘Islam sunnite orthodoxe comme les pires des apostats, d’où une fatwa du célèbre juriste Ibn Taymiyya (XIVè siècle), ancêtre du salafisme, les condamnant à mort, faute de conversion au sunnisme, ce qui les poussa à trouver refuge dans les montagnes de Syrie.

En réaction, les Alaouites prirent leur revanche au milieu du XXè siècle, lorsque les bourgeois sunnites les laissèrent intégrer l’armée. Et leur façade politique fut rapidement le parti nationaliste laïque Baath, créé par un chrétien orthodoxe, Michel Aflaq. Aujourd’hui, la minorité alaouite, par son poids démographique et militaire, demeure la seule force capable d’endiguer l’islamisme radical en Syrie. De leurs côtés, les Frères musulmans, même les plus « modérés », courtisés par le Qatar, la Turquie et les Occidentaux, sont incapables de contrôler les brigades jihadistes venues du monde entier qui composent "l’Armée Syrienne de Libération" (ASL), en réalité un ensemble de milices et de déserteurs désorganisés dominés par l'islamisme radical. Exemple parmi tant d’autres qui rappelle le scénario libyen : l’une de ces bandes terroristes salafistes a proclamé un « Etat islamique » à Idleb, dans le Nord du pays.

Syrie : nouvel Afghanistan ?

Les ennemis de Bachar al-Assad ont déjà fait venir des dizaines de milliers des moujahidines islamistes de Tunisie, d’Irak, de Libye, de Jordanie, d’Égypte, d’Afghanistan, du Pakistan, de Tchétchénie, et même des banlieues musulmanes d’Europe… Comme l’a révélé le Daily Mail du 3 septembre 2012, le MI6 (services de renseignement britanniques) a déjà identifié une centaine de terroristes européens venus faire leur Jihad en Syrie. Et lorsque l’ASL a menacé d’abattre des avions civils syriens, on a appris que les rebelles islamistes syriens ont reçu des Manpads, systèmes portatifs de défense aérienne qui rappellent l’envoi par les Américains de missiles Stinger aux jihadistes Afghans dans les années 1980…. Pays de transit incontournable pour les milices islamistes sponsorisées par le Qatar, la Turquie du Premier ministre islamiste R.T Erdogan (nouveau Sultan néo-ottoman retrouvant ses anciennes possessions arabes) a en effet laissé transiter vers la Syrie des dizaines de tonnes d’armes destinées aux islamo-terroristes syriens.

Désinformation médiatique

Autres faits en général passés sous silence dans les médias occidentaux (mais pas russes), ces « combattants de la liberté », qui rappellent les Moujahidines afghans durant la guerre froide, ont déjà commis des massacres de milliers de civils, dont de nombreux chrétiens et autres membres de minorités non-musulmanes. Hélas, l’Occident, d’habitude si vigilent face à l’islamophobie et au sort des minorités, n’a pas l’air de se soucier du sort de ces minorités là, régulièrement attaquées par l’ASL, qu’il s’agisse des chrétiens arabes et syriaques araméens ou même des Arméniens qui, pour la première fois depuis le génocide arménien de 1915, sont menacés en Syrie, où ils avaient trouvé refuge après leur exil de Turquie et où ils vivaient en paix jusqu’à peu. Mais il est vrai que si l’ALS s’en prend aux chrétiens arméniens, c'est peut être aussi parce qu’elle est pilotée par la Turquie qui accuse la diaspora arménienne de comploter contre elle depuis toujours et règle ainsi ses comptes par milices interposées...

Non seulement les dérives terroristes et christianophobes de l’ALS sont passés sous silence dans nos médias, mais le manichéisme concernant la Syrie est tel que tout crime commis par les rebelles sunnites est soit systématiquement nié soit immédiatement attribué au régime syrien, de sorte que la diabolisation a pris la place de la description des faits, ce qui est en général le signe avant-coureur d’une intervention militaire d’envergure (« guerre des représentations ou préparation médiatico-psychologique des interventions militaires »).

Parmi les intox flagrantes relatives au conflit syrien, qui rappellent les conflits en ex-Yougoslavie dans les années 1990, "très bien" préparés médiatiquement, on peut citer par exemple :

- la mort à Homs, le 11 janvier 2012, du grand reporter français Gilles Jacquier, imputée par le CNS au régime de Bachar, accusé d’avoir délibérément tiré sur un groupe de journalistes. Or l’enquête judiciaire a prouvé que Jacquier fut tué par un obus rebelle. Malgré cela, les médias français ont longtemps relayé la désinformation, ce qui a rappelé l’affaire des faux charniers de Ceaucescu à Timisoara en 1989.

- le double attentat à la voiture piégée du 10 mai dernier à Damas (55 morts et 372 blessés), pourtant clairement revendiqué par vidéo par le groupe jihadiste salafiste Front al-Nosra, proche d’al-Qaïda ;

-la tuerie de Houla-Taldo du 25 mai 2912, petite ville au nord de Homs touchée par des bombardements (108 morts dont 49 enfants), imputée au régime: le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung a révélé depuis que les coupables étaient les insurgés salafistes et que les victimes étaient non pas des Sunnites mais des Chiites et des Alaouites pro-régime…),

-les deux voitures piégées qui ont explosé le 10 mai à Damas, (55 morts et 372 blessés). Comme d’habitude, l’attentat a été attribué à la « provocation des services syriens, mais on sait qu’il s’agissait du Front al-Norsa, groupe islamiste sunnite qui a revendiqué les attaques dans une vidéo postée sur Internet.

En guise de conclusion

On pourrait multiplier les exemples des crimes commis par les rebelles salafistes totalement occultés par les chancelleries occidentales et les médias aux ordres. D’évidence, cette campagne de désinformation et de diabolisation, typique de toute période de guerre, de même que le soutien de l’Occident et des pays musulmans sunnites à la coalition nationale syrienne puis aux rebelles de l’ALS, sans oublier l’accord de François Hollande de lever l’embargo sur la livraison d’armes aux rebelles islamistes syriens, sont autant de signes avant-coureurs d’une tentative de renversement du régime de Bachar al Assad.

Si la Russie abandonne son allié, comme ce fut le cas en Yougoslavie, en Irak et en Libye, l’intervention pourra être menée par les forces de l’OTAN, par exemple en prétextant d’une attaque syrienne contre l'un de ses membres, la Turquie, ce qui serait possible, du fait que le régime en place à Ankara, ami des Frères musulmans et du Qatar, accueille et entraîne les rebelles de l'ALS (choix que les partis laïcs turcs kémalistes, nombre de militaires laïques et les Alevis turcs, cousins des Alaouites syriens, dénoncent). Mais si Moscou ne lâche pas Damas, le conflit s’enlisera encore longtemps, car les Alaouïtes, qui contrôlent l'armée nationale, épurée de ses sunnites, lutteront jusqu’au bout, comme la plupart des Kurdes et certains groupes issus des minorités religieuses ou ethniques qui ont tout à perdre. Au cas où les rebelles islamistes et les Frères musulmans gagnent la bataille ultime en dépit de l'appui russo-iranien et du Hezbollah au régime, les Alaouites replieront dans leurs montagnes, où ils ont édifié depuis des décennies un mini Etat les mettant à l'abri des Sunnites. Car dans cet Orient compliqué, là où les Occidentaux ne voient que des "bons démocrates" rebelles face à des "méchants dictateurs sanguinaires", il faut surtout voir une lutte impitoyable entre d’une part l'Axe pro-russe et pro-iranien chiite-alaouite, et, de l’autre, l'axe pro-occidental, pro-qatari et pro-turc sunnite. Une lutte intra-islamique sur fond de nouvelle guerre froide qui n'est pas prête de s'arrêter...

 Alexandre Del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l'Université de Metz et est chercheur associé à l'Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.

 27 novembre 2012

 Atlantico.fr