Minimiser le crime, c'est déjà le nier.

L'oubli est une violence

 A priori, nous pourrions nous féliciter d'une issue vraisemblable de la procédure à laquelle nous assistons: le constat d'une prescription de l'affaire.

Après tout, un homme nous a traduit en justice, il y a trois ans de cela, et il n'y serait pas parvenu. Tout irait bien qui finirait bien?Sans doute serait-il grandement déçu : il devrait l'être, tout au moins. Eh ! bien, veuillez croire qu'il ne le serait pas autant que moi…

Car tel est le paradoxe où ce monsieur nous a entraînés : il s'est senti offensé par nos propos et il nous a poursuivi en justice. Et pourtant, si nous étions débarrassé de cette affaire, nous serions frustré et en manque de procès. Nous espérions un vrai débat judiciaire, le premier du genre qui se serait déroulé dans notre pays sur une question d'une gravité exceptionnelle - et qui dépasse de loin nos personnes, celle du demandeur comme celle du défendeur.

Le problème du négationnisme qui pollue et plombe notre époque, l'air du temps: cet abcès, il aurait bien fallu le crever?

Et surtout à un moment où de façon obscène vient de ressurgir le spectre de l'amnistie… Ce paradoxe dont je veux vous entretenir, traçons-en les contours.

 

Ce n'est, en effet, pas l'écrivain qui, aujourd'hui, s'adresse à vous. C'est le juriste. Celui qui a enseigné durant un quart de siècle, à l'Université de Bruxelles, des questions touchant au droit international et, en particulier, aux droits de l'homme, au droit humanitaire, à la répression des crimes internationaux. Voici donc le juriste devenu (pour la seconde fois de sa vie) justiciable! Et surtout l'auteur d'une thèse relative à l'imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l'humanité rejoint par un délai de prescription! C'est d'une ironie, convenez-en…

 

Eh bien : menacé par un jugement, nous serions déçu que celui-ci ne soit pas tombé sur le fond. Et que soit escamoté, une fois encore, un vrai débat sur le négationnisme.

 

La Belgique peut, à notre sens, s'honorer d'avoir adopté une loi dite «mémorielle» et datée du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale.

Encore sommes-nous de ceux qui inclinent à croire qu'il faudrait en élargir le champ d'application à d'autres génocides que ceux que couvre la Shoah, mais ceci est une autre histoire encore ... (Il faudra bien qu'un jour, les martyrs que comportent les peuples arménien, cambodgien ou rwandais se voient, comme les Juifs et les Tsiganes, rendre, à eux aussi, justice.)

 

Mais retenons ces mots qui traduisent, révèlent la tentation négationniste. Déni, minimisation, sous-estimation, banalisation de l'affreuse évidence d'un gigantesque massacre de masse.

 

Au coeur de l'automne 2007, le Forum des organisations juives a réuni un congrès sur le thème : « Kinderen van de Shoah - Enfants de la Shoah ». Le bourgmestre d'Anvers Patrick Janssens profita de la circonstance pour présenter, au nom de la métropole, ses excuses pour la complicité active des autorités communales et de leur police avec l'occupant nazi, particulièrement en 1942, et lors du déclenchement des arrestations nécessaires aux rafles visant à la déportation de milliers de représentants de la population juive.

Si elles émurent maints représentants politiques du monde flamand - entre autres MM. Leterme, De Gucht, Verhofstadt, Somers et De Wael - elles n'ont pas eu apparemment l'heur de plaire à Bart De Wever qui s'empressa de les juger « gratuites et inspirées par le seul souci de s'en prendre au Vlaams Belang ».

Bien sûr l'émotion ressentie par la communauté juive fut la plus vive mais aussitôt largement partagée. Quand il en a pris conscience, l'intéressé a manifesté le désir de rencontrer celle-ci pour tempérer quelque peu le caractère excessif de son propos le mettant sur le compte d'un tempérament de militant fougueux (notre homme n'est pas avare de ce genre de posture et adepte du « un pas en avant, un pas en arrière, et ainsi de suite ...). Il a même admis qu'il aurait pu, en l'occurrence, laisser plutôt l'historien, en lui, s'exprimer a sa place.

C'est pourtant là qu'il nous parait aggraver son cas, car il croit bon d'ajouter qu'il n'avait « pas voulu entrer dans une controverse d'historiens au sujet de la Shoah ». En espèce, une soi-disant controverse, si nous nous souvenons, que Jean-Marie Le Pen avait procédé de la même manière en qualifiant, un jour, de « détail » de la seconde guerre mondiale, l'existence de chambres à gaz dans les camps d'extermination.

 

M. De Wever se déclara animé par le souci de ne pas voir stigmatisée la métropole anversoise dans son ensemble, insistant sur le fait qu'il n'était guère « courageux » de présenter des excuses historiques lorsqu'elles apparaissaient si « tardives », et que « tous les intéressés étaient morts » !

On appréciera la saveur, l'exquise délicatesse et l'absurde inexactitude de cette remarque !

Il s'agissait donc de disculper en grande partie les autorités communales de l'époque en laquelle il convenait même de voir, selon lui, plutôt des victimes de l'occupant que ses zélés serviteurs.

 

Le problème, c'est que de telles considérations puissent être encore tenues après la publication du mémorable rapport du CEGES (Centre d'étude et de documentation sur la guerre et la société contemporaine) établi à la demande expresse du Sénat de Belgique. Et composé par des historiens éminents appelés à faire la clarté, officiellement, sur une période particulièrement sombre de notre Histoire. Au nombre desquels on trouve le nom de Lieven Saerens, auteur d'un monumental ouvrage intitulé Etranger dans la Cite : Anvers et ses Juifs (1880 1944), traduit en 2005.

 

Ce rapport et ce livre, faudrait-il aussi, avec les yeux de B. De Wever, les trouver « gratuits, peu courageux et tardifs ? Hélas ! non ... Car ils inciteraient plutôt à demander pardon aux victimes, comme ont su le faire Willy Brandt à Auschwitz, ou Jacques Chirac à propos de la Rafle du Vel d'Hiv, à Paris, en 1995.

 

Ou la Belgique, à propos d'autres « affaires », si l'on ose dire, au nombre desquelles on trouve, par exemple, l'assassinat de Patrice Lumumba ou le génocide des Tutsi du Rwanda.

Ce n’est pas se montrer enclin à stigmatiser particulièrement la Flandre ou Anvers, une ville qui a abrité la branche maternelle de ma famille, que d'accréditer les conclusions radicales du Rapport du CEGES : nul service de police du Royaume n'a participé aussi activement aux persécutions antijuives. Après guerre, il n'y eut pas de reconnaissance de ce « judéocide » et on ne sanctionna pas la collaboration administrative pour ses ravages. L'affaire fut jugée trop « délicate » et ce cas particulièrement grave de responsabilité institutionnelle fut occulté.

Allez donc, après cela, juger gratuites et tardives les excuses présentées symboliquement par Patrick Janssens, en octobre 2007, apparaît parfaitement déshonorant. Mais au printemps précédent, Bart De Wever avait déjà donné le ton suite à l’évocation du phénomène au Conseil communal d'Anvers : « on n'a pas besoin d'un procès thérapeutique, en 2007, sur cette question ».

 

La loi mémorielle de 1995 réprouve aussi bien la minimisation de la Shoah que son déni pur et simple.

La dénégation est brutale mais franche, souvent absurde et même désespérée, idiote en fait. Nier les chambres à gaz de Birkenau est affreusement imbécile. Nier les massacres des déportés arméniens relève d'une absolution aberrante. Nier les génocides accomplis par les Khmers rouges ou subis par les Tutsi ne peut procéder que d'un aveuglement volontaire.

 

Mais minimiser ceci, sous-estimer cela, banaliser, relativiser ceci ou cela, procèdent d'une perversité de l'intelligence. C'est plus hypocrite ou subtilement inhumain. Le négationnisme par déni peut braver le ridicule. Le négationnisme par réduction  inspire plutôt le dégoût ou le mépris.

Mais railler ou accueillir par un haussement d'épaules, comme Bart De Wever l'a fait pour Patrick Janssens, celui qui par dignité, par scrupule, se retrouve bien malgré lui à la place des héritiers du forfait et en demande pardon aux victimes, il profane un peu les tombes de celles-ci.

Et si ce n'est pas là du négationnisme, dites-moi donc quel mot il faut employer pour qualifier cela ?

Certains qui l'ont traité d'antisémite ou de fasciste, Bart De Wever ne les a pas poursuivis devant un tribunal. Je n'ai pas voulu recourir à pareilles épithètes pour traduire sa posture ou son mode de fonctionnement. Je m'en suis bien gardé. Mais j'ai dénoncé ce que je considère comme son négationnisme ; je suis le seul à qui il réclame des comptes judiciaires.

 

Au fil du temps, j'ai appris à m'en réjouir. Pour qu'on discute, au grand jour, cette question fondamentale. Et cela prend, aujourd'hui, d'autant plus de signification que, comme par hasard, on réenvisage l'amnistie pour des crimes moralement imprescriptibles. Belle occasion de débusquer, de démasquer ceux qui ne se lasseront jamais de patauger dans cette abjection.

 

Et voila que si un jugement devait épouser les conclusions du Ministère public, notre affaire pourrait être prescrite !

Laissez-moi vous dire ce que serait alors notre surprise. Et notre déception !

De même que nous demeurons très surpris de n'avoir jamais, depuis trois ans, été entendu par Madame le Juge d'instruction. Pour laisser entendre notre point de vue. Nous croyons savoir que notre adversaire ne l'a guère été davantage.

Nous considérons que c'est là faire montre d'un certain dédain à l'endroit d'une question essentielle qui continue de nous hanter depuis la fin de la guerre.

 

Car si on nous rappelle à satiété qu'il y aurait un « devoir de mémoire », nous pensons qu'il existe aussi un droit a la mémoire qu'on évoque moins volontiers. Et qu'il n'y a pas de mémoire vivante si elle n'a pas l'occasion de se confronter à ceux dont on estime, à tort ou à  raison, que la leur est défaillante et qu’ils en manquent cruellement, surtout lorsqu'ils se réclament du beau titre d'historiens…

 

Serait-ce trop demander à la justice qu'au premier chef lui reviennent le rôle et le privilège de se prononcer là-dessus ?

 

Pierre MERTENS

 

(a paru dans Le Soir du 25 mai 2001, page 14)