Témoignage de Menasza Rozenbaum, ancien résistant armé, torturé à la Gestapo et rescapé de la Shoah auquel l'Etat belge refuse une pension de dédommagement

Je suis Juif. Je suis né à Lublin en Pologne en 1919. J’ai donc aujourd’hui 91 ans. J’avais 11 ans quand ma mère a quitté la misère et l’antisémitisme de son pays natal pour trouver asile en Belgique. Adolescent, je me suis inscrit aux Faucons Rouges. Mon chef de groupe s’appelait Paul Henri Spaak. En 1939 j’avais demandé la nationalité belge, mais comme je n’avais pas de famille déjà naturalisée, cette demande me fut refusée.

Durant la guerre, comme tous les autres Juifs, j’ai été menacé de mort et obligé de vivre clandestinement, rongé par l’inquiétude qu’il n’arrive malheur à mes proches. En mai 1940, patriote, je me suis présenté comme volontaire pour être incorporé au sein de l’armée belge. Etranger encore, je n’ai pas été accepté.

Adolescent idéaliste et généreux, horrifié par la brutalité nazie, je me suis alors engagé dans la Résistance, au péril de ma vie, pour contribuer à sauver les valeurs fondamentales de liberté et de solidarité qui constituent notre démocratie. J’ai servi sous les ordres de M. Emil Lakatos qui dirigeait le Corps Mobile de l’Armée Belge des Partisans Armés au sein de l’organisation du Front de l’Indépendance. J’ai transporté des armes, des explosifs, j’ai surveillé des collaborateurs. Au tri postal j’ai détourné du courrier de convocation au travail obligatoire en Allemagne et j’ai prévenu les destinataires afin qu’ils se cachent. J’ai distribué des journaux clandestins.

En juillet 1941, j’avais 21 ans. J’ai été arrêté par la Gestapo et torturé dans ses locaux bruxellois, 347 avenue Louise. Après 8 mois de détention, je n’ai ni avoué ni dénoncé mes camarades. Laissé pour mort après avoir reçu 9 coups de crosse sur le crâne, les nazis m’ont conduit à l’hôpital Saint-Pierre afin de m’y faire soigner pour pouvoir me torturer à nouveau. Grâce au courage et à la complicité du personnel médical, par une chance extraordinaire, j’ai pu m’échapper.

Pendant ce temps, comme l’ont démontré les travaux de Maxime Steinberg confirmés par le rapport du CEGES "La Belgique docile", notre appareil d’Etat collaborait activement avec les nazis dans la déportation des Juifs de Belgique. Après la guerre, je me suis retrouvé seul : ma mère, mes six frères et sœurs ainsi que mes neveux, cousins, beaux-frères, avaient été assassinés. J’ai alors travaillé comme ouvrier tailleur, afin d’assurer ma subsistance et d’oublier.

Depuis, comme les autres rescapés victimes de la shoah, je souffre encore de graves séquelles de la guerre. Je suis hanté par le souvenir de cette terrible période. Je dois consulter régulièrement mes médecins. Finalement ce n’est qu’en 1969 que j’ai obtenu la nationalité belge.

C’était trop tard au regard de la loi relative aux pensions de dédommagement pour les victimes de la guerre. Cette loi prévoit en effet de réserver la redistribution des dommages de guerre versés par l’Allemagne à la Belgique aux victimes belges ou aux quelques victimes étrangères à l’époque des faits qui avaient obtenu la nationalité belge avant 1960. C’est pourquoi, mes demandes de reconnaissance et de pension de dédommagement comme victime et comme résistant, ainsi que les demandes similaires introduites par plusieurs de mes camarades Juifs de Belgique étrangers en 1940, ont toutes été jusqu’à présent rejetées.

Il faut donc changer cette loi. Il y a urgence. Comme moi, les victimes de la shoah sont aujourd’hui très âgées. En réalité, la majorité est déjà morte. Lors de la précédente législature, une proposition de modification visant à reconnaître le droit à un dédommagement pour toutes les victimes de la shoah en Belgique jouissant de la nationalité belge au moment de leur demande et résident dans le pays avait été déposée par la députée Zoé Génot. Cette proposition était en discussion au parlement mais n’a pu être adoptée en raison de la dissolution anticipée de la Chambre, d’enjeux partisans à forte connotation communautaire et de la volonté de certains partis de faire traîner la procédure.

Tout le monde le dit : l’Etat belge ne sera plus jamais comme avant. La Belgique va connaître un profond bouleversement institutionnel. On ne peut préparer l’avenir en ignorant le passé, en faisant disparaître dans l’oubli tant les pages sombres de la collaboration et de la complicité de l’Etat dans le génocide nazi que celles héroïques de la Résistance ou celles dramatiques des victimes. Il n’y a pas de paix sans justice. Pour que s’apaise durablement le conflit communautaire, pour que notre pays jouisse d’un avenir fraternel et dynamique dans les structures que ses responsables politiques choisiront, il est indispensable que l’Histoire - aussi pénible soit-elle - soit enfin reconnue et enseignée et ses victimes soutenues et dédommagées autant que faire se peut.

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