"France-Arménie" novembre 2015. Par Anne-Marie Mouradian

5 octobre 2015: le drapeau turc flotte sur le Palais royal de Bruxelles. Recep Tayyip Erdogan était déjà venu en Belgique dans le cadre de discussions avec l’Union européenne (UE) ou pour tenir un meeting électoral devant des milliers de sympathisants belgo-turcs.

Cette fois, il y effectue, à l’invitation du roi Philippe, sa première visite d’Etat qui est aussi la première d’un président turc. Côté belge, la tension était palpable tout au long du séjour.

Honneurs, côté cour

Recep Tayyip Erdogan s’étonne qu’il ait fallu attendre 2015 pour une visite d’Etat alors que les deux pays ont noué des relations bilatérales dès 1838, après la reconnaissance par l’Empire ottoman de la Belgique nouvellement indépendante. Pour cette « première », il est reçu avec les honneurs. Le roi Philippe le fait chevalier de l’Ordre de Léopold, l’une des plus prestigieuses décorations du pays. Le geste est contesté. “ Selon moi, un ordre, c’est quelque chose qu’il faut mériter et qui doit être décerné en accord avec les droits de l’Homme. Or, selon moi, et j’espère que ce gouvernement s'en rendra compte, M. Erdogan ne le mérite pas ” estime le président de la Commission des Relations extérieures de la Chambre, Dirk Van der Maelen.

Le Premier ministre, Charles Michel, souligne que 220 000 citoyens d'origine turque vivent en Belgique, dont une majorité de binationaux, et un nombre non négligeable qui joue un rôle de premier rang dans la vie politique, économique et associative du pays. Le palais présidentiel néoottoman d’Ankara, à la gloire de M. Erdogan, est d’ailleurs l’œuvre d’un architecte bruxellois d’origine turque bien connu dans la capitale belge. Des élus belgo-turcs, proches de l’AKP, serviraient, à l’occasion, d’intermédiaires entre Bruxelles et Ankara pour faire avancer certains dossiers.

Realpolitik et business

La lutte contre le terrorisme et la crise des réfugiés sont évidemment au menu des discussions d’Erdogan avec le Premier ministre belge et le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders. Ce dernier, adepte de la « diplomatie économique », est soucieux d’éviter tout geste qui pourrait froisser l’ombrageux président turc. Autrefois sensible à la Cause arménienne, Didier Reynders a opéré depuis quelques années un revirement remarqué. Entre autres, il a accepté la demande d’Ankara de consacrer en 2015 la plus grande manifestation biennale culturelle belge à la Turquie. Peu importe qu’elle coïncide avec le centenaire du Génocide des Arméniens.

Europalia Turquie est solennellement inauguré le 6 octobre par le président Erdogan et les souverains. Son commissaire général belge, le baron Luc Bertrand, est aussi le président du comité exécutif d’Ackermans & van Haaren, une holding établie à Anvers, acteur mondial de premier rang en matière d’ingénierie marine, de génie civil hydraulique et de dragage. L’une des trois grandes expositions d’Europalia, parmi les quelque 200 événements programmés d’octobre 2015 à janvier 2016, a pour thème : « Les liens entre les ports d’Anvers et d’Istanbul ».

Europalia 2015 : insulte à l’Histoire

Son exposition phare : « Anatolie, terre d’éternité et de croisements culturels » prétend glorifier le passé de la région depuis la nuit des temps. Elle réussit l’exploit de passer sous silence les 3 000 ans de présence et de civilisation arméniennes sur une terre qui fut le foyer ancestral du peuple arménien. Aucune allusion non plus à l’existence des Assyriens, Chaldéens…, ni à fortiori à 1915.

Europalia écrit l’histoire avec une gomme, s’alignant sur la mythologie historiographique d’Ankara qui défigure le passé anatolien en imposant silence à son héritage arménien, patrimoine de l’humanité. Une instrumentalisation indigne de la Belgique, déplore la communauté arménienne du pays.

Une honte plus grave pour les responsables belges : malgré toutesles critiques, ils ont préféré organiser ce festival l’année du 100e anniversaire du Génocide. ” dénonce Dogan Özgüden, le rédacteur en chef d’Info-Turk. “ A son inauguration, ils ont honoré un despote qui nie toujours ces atrocités […]. Il s’agit d’un échec cuisant non seulement pour les dirigeants belges, mais également pour les diasporas issues de cette terre, berceau de toutes les civilisations qui existaient même avant la conquête turco-musulmane au 11e siècle. ” (1)

Kristine De Mulder, directrice du festival, rejette les critiques : “ Bien sûr, on savait que 2015 était une année de commémoration. C’est vraiment le hasard du calendrier. Je peux comprendre l’émoi de la communauté arménienne, mais le souvenir du génocide est-il moins douloureux en 2014 ou en 2016 ? D’autre part, la commémoration s’est tenue en avril, et nous sommes en octobre. Il ne faut pas exagérer non plus. ” (2)

Gentils Arméniens, ayez l’écoeurement discret…

Exaspération, côté jardin

La visite d’un président aussi contesté et autocrate n’en suscite pas moins embarras et malaise. La Fédération européenne des journalistes rappelle que “ toutes celles et ceux qui souhaitent la bienvenue à Bruxelles au président Erdogan doivent savoir qu’ils gratifient l’un des pires fossoyeurs de la liberté de la presse en Europe.

Des incidents se multiplient en coulisses. Suite à des altercations musclées entre les services d'ordre turcs et belges, le manque de respect des gardes du corps de M. Erdogan est pointé du doigt et la Sûreté d’État belge qualifie la situation de “ difficile, voire tendue ”. Côté presse, le porte-parole de Charles Michel perd son sang-froid devant une journaliste de la radio publique belge qui a lancé une question, dérangeante de surcroît, au président turc, malgré l’interdiction d’en poser. Au déjeuner officiel offert en son honneur, Recep Tayyip Erdogan arrive en retard et fait attendre une heure et demie les souverains belges. Une telle grossièreté est du jamais vu de mémoire de chef de protocole. Sur les réseaux sociaux, les commentaires oscillent entre moqueries et indignation.

Le président Erdogan aura, quant à lui, apprécié l’accueil des 3 000 Belgo-Turcs venus l’acclamer devant son hôtel.

Marchandages avec l’UE

Il aura aussi eu droit, après le volet belge de sa visite, aux accolades des présidents du Conseil européen, Donald Tusk, et de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.

Si les relations euro-turques s’étaient refroidies ces derniers temps sur fond de griefs adressés à Ankara (droits de l'Homme, liberté d'expression, indépendance de la justice, question kurde...), la crise des migrants, nouveau casse-tête européen, semble soudain rendre Recep Erdogan incontournable.

L’UE aimerait que la Turquie, qui en accueille 2,2 millions, fasse un premier tri entre réfugiés politiques et réfugiés économiques, et accepte de reprendre ceux qui, en Europe, ne peuvent prétendre au statut de réfugié de guerre. Le président turc se frotte les mains, ironise et pousse son avantage. En contrepartie des demandes européennes, il réclame la relance des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, la libre circulation des citoyens turcs dans la zone Schengen et une aide financière de 3 milliards d’euros minimum. Cerise sur le gâteau, il veut que la Turquie soit inscrite sur la liste des pays décrétés « sûrs » par l’UE. Un certificat de virginité qui signifierait, à l'heure où Ankara s'éloigne de plus en plus de la démocratie, le renvoi de tous les réfugiés politiques turcs vivant en Europe. Des exigences inacceptables pour l’opinion publique européenne.

La discussion est difficile, le grand marchandage a commencé ”, commente un diplomate européen. La chancelière allemande, Angela Merkel, malgré son opposition à l’adhésion turque, a accepté l'ouverture d'un nouveau chapitre (sur les domaines économique et monétaire) de négociations. Un seul chapitre sur les cinq qu'Ankara souhaite activer.

 

(1) « Europalia : happy end d’un conte de fée turco-turc ? »

(2) « Mauvaise année pour la Turquie » par François Janne d’Othée dans Le Vif/L'Express, 2 octobre 2015.