Par Anne-Marie Mouradian

L’Arménie et l’Artsakh n’attirent pas l’attention. Délaissés pour des raisons diverses - élections américaines, pandémie, aujourd’hui l’Ukraine -, le conflit avec l’Azerbaïdjan est peu relayé par les medias, peu analysé et donc peu compris. En Belgique francophone, le quotidien La Libre Belgique représente une exception. En 2020 il évoquait déjà, avec l’édito de Christophe Lamfalussy « N’oublions pas  l’Arménie », le risque d’épuration ethnique au Karabagh. Le journaliste est retourné en Arménie en novembre dernier avec le photographe Olivier Papegnies, à l’invitation de la Fédération euro-arménienne (EAFJD). Il en a ramené des reportages sur le Syunik et le patrimoine arménien en péril au Karabagh.

En France, le combat du Figaro

Même en France où la diaspora est la plus nombreuse, la plus influente et la plus politiquement engagée d’Europe de l’Ouest, la presse a mis du temps à sortir d’une sorte de léthargie. Les choses ont bougé grâce notamment au journaliste Jean-Christophe Buisson. L’ancien reporter de guerre aujourd'hui directeur adjoint de la rédaction du Figaro Magazine consacre régulièrement sa plume à la cause des Arméniens d'Artsakh et d'Arménie.

 

Résolu à « garder la casserole sur le feu », Jean-Christophe Buisson informe sans relâche les Français. Outre ses articles, reportages et dossiers spéciaux, il publie plusieurs fois par jour sur twitter des messages sur l’Arménie, amplement suivis et partagés. Il mobilise ses confrères et ses amis, à commencer par Sylvain Tesson l’infatigable écrivain-voyageur qui a découvert l’Arménie à 20 ans et qu’il invite à couvrir avec lui la guerre des 44 jours. « Ce qui me lie à l’Arménie, ce sont les liens intangibles de la mémoire, de l’esprit, du cœur et de l’âme. Ce qui me lie à l’Azerbaïdjan, c’est un gazoduc », explique Tesson. Il multiplie les interventions médiatiques, interpelle le président Macron, raconte « un peuple luttant seul pour sa survie dans une indifférence mondiale coupable ».

La presse belge à l’heure du click

En Belgique francophone, La Libre - avec son rédacteur en chef Dorian de Meeûs et le journaliste Christophe Lamfalussy - est quasi seul aujourd’hui à informer sur l’actualité arménienne. Il faut le souligner d’autant plus que le sujet n’est pas considéré comme « vendeur ». C’est qu’à l’heure des algorithmes et des statistiques, les media surveillent quelles sont leurs pages les plus populaires, celles qui ont été le plus souvent sélectionnées et celles qui le sont peu.

Les contenus de la version en ligne d’un journal susceptibles d’être les plus intéressants sont ceux sur lesquels les lecteurs ont cliqué le plus grand nombre de fois. Ces données sont examinées par les équipes de marketing. C’est quelque peu pervers mais dans un marché belge d’à peine 4 millions de lecteurs francophones potentiels, les medias de qualité confrontés aujourd’hui à d’énormes problèmes financiers, sont aussi des produits qui doivent se vendre et dépendent en partie de l’argent de la publicité. Les articles traitant à l’occasion de l’Arménie ne sont pas très cliqués, confie un journaliste. D’où l’importance de les faire davantage circuler.

 Exposition de photos d’Olivier Papegnies et Antonia Travan sur le Karabagh - Ixelles automne 2021

Exposition de photos d’Olivier Papegnies et Roberto Travan sur le Karabagh - Ixelles automne 2021

« Pourquoi ce conflit n’attire-t-il pas la même attention que d’autres? »  demandait en septembre la RTBF à Michel Liégeois. Selon le professeur de l’UCLouvain, membre du Centre d’étude des crises et des conflits internationaux, « Le Haut-Karabakh n’est pas un territoire qui évoque beaucoup de choses aux yeux de la population occidentale. {…} Ce conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’est pratiquement pas couvert parce que ça intéresse peu, et parce que c’est complexe, donc tout cela se renforce pour contribuer à cette invisibilisation du conflit ». Et d’ajouter: « Il suffirait peut-être de quelques images très dures de réfugiés, de civils blessés, d’un événement dramatique avec des caméras au bon endroit pour qu’il y ait un début d’identification du public occidental. »

De fait, l’indifférence de la communauté internationale n’a été brisée - un temps - qu’après la circulation, en octobre, des vidéos insoutenables de la soldate arménienne mutilée et des prisonniers exécutés à bout portant par des soldats azéris, des crimes de guerre filmés et diffusés sur Telegram par les tortionnaires eux-mêmes. L’horreur et la barbarie se sont alors soudain affichés dans le quotidien des Occidentaux.

Un début de frémissement ?

Jean-Christophe Buisson évoque « une espèce de pudeur des Arméniens hantés par cette idée qu'il s'agit de leur souffrance à eux et qu'il ne faut pas l'étaler sur la place publique ». Ils pâtissent aussi de leurs divisions et de l’éparpillement de leurs actions. Ceux de la diaspora font de très bons citoyens dans les pays où ils vivent mais passent dès qu’il s’agit de l’Arménie, « dans un schéma ultra-émotionnel alimenté par un sentiment d’injustice, de crispation, de douleur, constamment ravivé par le panturquisme, le négationnisme et l’arménophobie. Tout cela entretient un malaise et obstrue notre rapport au réel » souligne de son côté, le journaliste et chercheur Tigrane Yegavian. Les Arméniens sont pourtant connus pour leur capacité et leur don de jeter des passerelles. Mais face à la machine de propagande azéro-turque et son argent, ils n’auraient pas les outils et les codes de la mobilisation militante pour alerter l'opinion.

Le niveau de couverture médiatique du blocage par Bakou du corridor de Latchine  constitue un nouveau test. En France, Le Figaro bien sûr, France Culture, France Info, Euronews, France 24 entre autres couvrent le sujet (sans se contenter de reprendre l’AFP). En Belgique, la RTBF TV l’aborde à son tour. Un début de frémissement ? 

Depuis la débâcle de 2020 s’impose aux Arméniens l’urgence de bâtir la stratégie de communication moderne qui leur fait tant défaut. C’est un travail de longue haleine qui exige une volonté politique. Il passe, on le sait, par la mobilisation des ressources professionnelles ad hoc - le potentiel existe mais n’est pas suffisamment valorisé -, le développement de réseaux, une communication claire et forte, ciblée en fonction du public occidental autour de messages capables d’accrocher son attention, une évaluation constante des actions menées et de la façon de les faire évoluer.