Voyageursdumonde.fr - Par Jean-Pascal Billaud / Photos Jérôme Galland 

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De forteresses en monastères en passant par des monuments de l’ère soviétique, le magazine Vacance vous emmène dans un road trip insolite, à la découverte des trésors d’architecture de l’Arménie, pays construit sur toutes sortes de roches volcaniques que ses bâtisseurs façonnèrent avec brio depuis le Moyen Âge. Entre pics et canyons, récit vertigineux sur le sens et les secrets de la pierre.

Planquée au flanc du Caucase, l’Arménie est une immense carrière de pierres. Sur ce bloc compact de roches volcaniques (basalte, obsidienne, tuf et andésite), les bâtisseurs n’allèrent jamais très loin trouver le matériau des édifices qu’ils élevèrent dans cet avant-poste de la chrétienté durant son âge d’or, du VIIe au XIVe siècle. Posée sur une faille sismique, des tremblements de terre à répétition forcèrent également sa population à la pratique de reconstructions quasi permanentes.

Son atout secret, disséminé au cœur des splendeurs naturelles de ses chaînes de volcans, est une architecture magistrale si solidement implantée sur ces terres agitées qu’elle sut survivre – ou renaître – à toutes les secousses, aussi bien telluriques que politiques. Ses monastères suspendus entre gorges et falaises comme ses forteresses qui verrouillent ses steppes se relevèrent toujours des caprices de la terre et du pillage des envahisseurs.

Quand l'Arménie se retrouva cloîtrée derrière le rideau de fer de l’URSS, le génie de ses architectes, célébré depuis des siècles, leur fit entamer en douce une résistance patriotique qui culmina dans l’urbanisme de sa capitale, Erevan. Ils réussirent à intégrer aux proportions héroïques des palais massifs et des monuments les plus mégalos de leurs maîtres soviétiques les détails des racines médiévales de leur savoir-faire, inventant même un style, le “national-historicisme”. Ces créateurs, frottés de modernisme malgré leur isolement, arrivèrent à asseoir leurs visions, constructivistes, brutalistes et même cosmiques, au nez du conformisme totalitaire, tout en préservant une indéniable allure arménienne.

Glorifiés ou parfois négligés, il faut aller dénicher leurs extravagantes éalisations, de la station de bus aux mémoriaux commémoratifs, surgissant inopinément dans le paysage au fil de routes époustouflantes taillées entre monts et vallons.

On sait qu’on s’est envolé du bon côté quand on atterrit dans le tout neuf et plutôt banal aéroport de Zvartnots en frôlant le bâtiment démesuré et complètement abandonné de l’ancien aéroport de la capitale, conçu par l’audacieux Tarkhanyan et inauguré en 1961. Son impressionnante tour de contrôle, en grand danger d’être démolie malgré les pétitions des amateurs, s’élève au milieu de couronnes circulaires de béton et est surmontée d’une sorte de satellite – décoré de cannelures et de cabochons – prêt à s’envoler dans La Guerre des étoiles. Suit un incontournable trek néo-soviétique dans Erevan : gravir d’innombrables escaliers monumentaux, se glisser sous les palissades cachant d’intrépides réalisations délaissées, arpenter des esplanades grandes comme des stades et des stades aux allures de base spatiale, se sentir nain au pied de sculptures colossales et jogger presque seul sous les marronniers d’immenses parcs du peuple… peuplés de statues. Des grandioses vestiges d’une capitale remodelée sous idéologie communiste – que sut sublimer la résistance des architectes locaux – à la lourde banalité du style impérial stalinien.

Étapes archi au top : plonger dans la station de métro République (1981), arène brutaliste à ciel ouvert où les usagers s’engouffrent sous des piliers surmontés d’oiseaux mythologiques de granit rouge ; s’ébahir devant la Maison de la musique de chambre Komitas (1977), forteresse déjantée cachant un prodige d’œuvre totale moderniste et dessinée par Kyurkchyan ; gravir les 572 marches de la Cascade, falaise de fontaines géométriques aux anneaux de marbre, surmontée d’une géante Mère Arménie, qui a remplacé en 1961 un non moins géant Staline décédé. Prévue pour commémorer cinquante années d’union pas vraiment libre avec le maître du Kremlin, cette cascade pharaonique, longtemps inachevée, a fi ni propriété d’un riche membre de la généreuse diaspora arménienne, Gerard Cafesjian, originaire de Brooklyn. Les nuits de fêtes improvisées devant les six terrasses où parade sa collection hétéroclite de sculptures, une foule de jeunes, en jeans slim, tee-shirts et stilettos, se déchaîne, sautant et dansant des rondes endiablées sur des musiques folkloriques stridentes venues du Caucase. C'est aussi celà un voyage en Arménie...

Encerclée par les arbres et les pelouses de son avant-gardiste “ceinture verte” plantée au XIXe, Erevan reste engoncée dans les charmes désuets d’une Mitteleuropa revue et corrigée par le bolchevisme. Elle se déploie le long de grands boulevards percés par Alexandre Tamanian, as de l’acrobatie architecturale entre néoclassicisme et modernité grâce à ses citations systématiques d’ornementations religieuses surgies du passé. Il réussit ainsi, malgré un pouvoir suspicieux, à être l’urbaniste vénéré d’une utopique cité-jardin, aux murs en damiers de plaques de tuf volcanique de couleur variable – passant de l’orange le plus vif au gris anthracite – et couronnée d’un prestigieux opéra de basalte gris exaltant l’importance de l’art lyrique chez un peuple un peu perdu aux confins de la civilisation européenne.

Mais où se cache donc l’Arménie ? Un peu partout sur les contreforts du Caucase, car ses limites entre Europe et Asie ont été tant bouleversées pendant des siècles par tous les tyrans goulus des empires voisins – d’Alexandre le Grand à Staline – qu’on ne sait où elle commence et où elle finit depuis le temps qu’on la bouscule. Ces jours-ci, elle voisine plutôt bien avec la Géorgie et plutôt mal avec l’Azerbaïdjan, avec qui elle se dispute le Haut-Karabagh. Devenue amie économique de fraîche date de l’Iran, elle reste l’ennemie de la Turquie, qui continue à nier avoir massacré et déporté plus d’un million et demi de ses habitants dans le premier génocide du XXe siècle, commémoré par un sublime monument achevé en 1967, explosion de pans de basaltes gris autour d’une flamme éternelle.

« Les vergers, les pâturages et les champs qui défilent nous mettent d’humeur primesautière. »

Première nation au monde officiellement chrétienne, au milieu d’un très encombré carrefour de la foi coincé entre djihads et croisades, l’Église apostolique arménienne, fondée en 301, a miraculeusement survécu comme la guirlande de pierres de ses lieux sacrés qui festonne encore les quatre coins du pays. De l’Antiquité à la chute de l’URSS, ce territoire à dimension variable – aujourd’hui grand comme la Belgique – placé sur le chemin de tous les conquérants sera constamment dépecé : Romains et Perses d’abord, puis Arabes en pleine guerre sainte, suivis des Turcs – le cimeterre entre les dents – qui craquent contre de farouches Moghols. Mamelouks et Ottomans continuent la bagarre et déportent à tour de sabre ses populations. En 1918, Sardarapat, victoire inespérée, établit pour un instant la première République arménienne, qui tente de se fédérer tout en se chamaillant avec la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Les bolcheviks s’en mêlent sérieusement en 1920 et en 1936, et chacun se retrouve chez soi mais bien verrouillé dans une Union soviétique gonflée à bloc.

En 1991, les très beaux restes d’une Arménie enfin indépendante vont s’ouvrir aux voyageurs, exhibant d’imposantes vagues de panoramas escarpés, creusés de gorges s’insinuant jusqu’au cœur des villes. Ainsi que des plateaux fertiles au-dessus desquels flottent des chaînes de volcans neigeux, comme les pics du mont Aragats et, surtout, le cône volcanique parfait du mont Ararat – où la Bible fit échouer Noé et son arche, symbole du pays bien qu’exilé en 1923 derrière la frontière turque.

On sort très vite de la banlieue nord d’Erevan pour un voyage dans une campagne champêtre, sur une route bien meilleure qu’espérée. Les premiers replis des massifs, telles de grosses bêtes aux poils ras et fauves, sont tapis beaucoup plus loin au-dessus de l’horizon. Pour le moment c’est calme plat sur ce fertile plateau agricole, un des garde-mangers du pays. Les vergers, les pâturages et les champs qui défi lent nous mettent d’humeur primesautière, mais en bifurquant vers le monastère d’Hovhannavank tout se bouleverse en quelques centaines de mètres, quand la terre se fend sous nos yeux en un canyon sans fond.

Extirpée de la cascade de roches qui jaillit sur ses bords, une basilique accroche ses murs au-dessus du gouffre : les blocs de tuf, taillés au carré, ont le même aspect d’échiquier multicolore que celui des palais soviétiques d’Erevan et, à l’intérieur, les mêmes bas-reliefs géométriques d’étoiles, pentagones et diamants. Le prince Vachutian sanctifia en 1213 ces lieux où souffle en rafales l’esprit divin, fondant même à 5 km de là un monastère jumeau, Saghmosavank, que l’on peut atteindre à pied par un sentier flirtant avec le précipice.

Au bord des routes, des paysannes joviales et rondelettes vendent sur leurs étals grenades, abricots et pommes, aux côtés de “concoctions” locales : tresses d’oseille, colliers de jujubes vitaminés et soudjouk (brochettes de marrons dégoulinantes de sirop de raisin). On s’arrache à cet étrange jardin d’Éden furieusement entaillé par le fleuve Kasakh pour des territoires de plus en plus remuants. Après une colline rocailleuse, où s’élèvent, telles des stèles sacrées, les 39 lettres géantes de l’impénétrable alphabet arménien, on se livre aux caprices de vallonnements désertés qui se chevauchent en tous sens. Tout au bout d’un chemin virevoltant : la forteresse d’Amberd, grosse masse de tours de pierre noire attendant les Tartares – et les autres – dans un grandiose isolement.

Retour chez les Soviets dans le village perché de Sanahin, où le Musée des frères Mikoyan glorifie les deux Arméniens les plus célèbres de l’ère communiste : Anastase, dont la carrière politique culmina à la présidence du Soviet suprême, et son petit frère Artem, père du MiG-21, fierté supersonique de l’armée russe, dont un modèle rutilant – exposé sous un aérodynamique auvent de béton – est prêt à s’envoler.

Ce voyage en Arménie nous emmène plus loin, nos chemins continuent de tournoyer de haut en bas de gorges aux rivières tourmentées, de l’Urut au Debed en passant par le Dzoraget, pour grimper vers un essaim de monastères nichés spectaculairement à flanc de montagne : Haghpat, dont les brodeuses drapent de dentelles les pierres noires, Sanahin, fi gé dans le basalte depuis 966, Akhtala, cachant dans sa modeste solitude des fresques aux bleus célestes, ou encore la coupole rose de l’église d’Odzun, en felsite, roche volcanique pailletée de quartz.  

« Au bord des routes, des paysannes joviales et rondelettes vendent sur leurs étals grenades, abricots et pommes, aux côtés de concoctions locales. »

Dévalant des sommets rasés par l’érosion et l’altitude, la terre reverdit, bordée de plantations de tabac. Au dé- tour d’un virage apparaît la vision idyllique des forêts de hêtres, de chênes et de pins qui sertissent Dilijan, lieu de villégiature situé au cœur d’une sorte de Suisse arménienne où venait déjà prendre l’air et les eaux la nomenklatura communiste. Aux portes de la ville, dans une nature protégée par son nouveau statut de parc national, s’élèvent deux monuments commémoratifs impressionnants : cinq hautes flèches de marbre blanc pour 50 ans d’Arménie soviétique, et deux soldats argentés, géants enlacés et blessés, pour la Seconde Guerre mondiale. Encore plus étonnant : un campus de l’United World College – aux bâtiments ultramodernes disséminés sur 88 hectares – enseignant à 200 étudiants de tous pays les techniques du développement durable et de l’énergie renouvelable.  

Beaucoup moins chouchoutées sont les rives du lac Sevan, qui miroite à 2 000 m d’altitude et qui collecte les eaux d’une trentaine de rivières, mais dont le niveau ne cesse d’être manipulé à la baisse depuis plus d’un siècle par des technocrates fous, obsédés de l’irrigation, provoquant une catastrophe environnementale en perpétuel devenir. Pourtant, cette “parcelle de ciel tombée sur la Terre”, selon Maxime Gorki, continue à attirer sur ses plages une foule de vacanciers qui transforme – dans le plus grand désordre – en station balnéaire ce qui fut le havre de paix des poètes. Une Maison de récréations des écrivains arméniens leur fut même attribuée, qui vit en 1969 une “station spatiale” atterrir sur les bords du lac. Cette cantine futuriste chamboule l’habituelle litanie de vestiges médiévaux qui s’alignent sur ses berges : les monastères de Sevanavank et Hayravank se reflétant dans les flots métalliques, et surtout Noradouz, cimetière où broutent les moutons hérissé de mille khatchkars. Ces stèles commémoratives, sur lesquelles des croix sont ciselées de motifs délicats de grappes de raisin ou de grenades, sont omniprésentes en Arménie.

À l’ouest du lac, à Hrazdan, ville-dortoir des ouvriers de l’usine à gaz soviétique fermée, une surréaliste gare des bus – corolle de pétales de béton et bassin turquoise – attend des passagers… qui ne viendront plus.

Retour à la steppe en franchissant le col de Sélim et son caravansérail isolé – où tourbillonnent les aigles – pour zigzaguer à nouveau entre les monts arides sur un toboggan qui se glisse entre les falaises jusqu’au monastère de Noravank, dont les cônes plissés des tourelles percent le ciel. La plaine en contrebas, qui nous ramènera à Erevan, est striée de vignobles entourant le monastère iconique de Khor Virap, planté à la frontière avec la Turquie comme un défi chrétien face au mont Ararat en terre musulmane. À cette longue boucle routière qui résume les beautés convulsives du reste du pays s’ajoutent deux échappées magiques proches de la capitale.

À l’ouest d’Erevan, sur la douce colline de Sardarapat, lieu de l’ultime bataille gagnée contre les Turcs au printemps 1918, deux gigantesques taureaux ailés en tuf orange vif montent la garde. Des statues d’aigles imposants en basalte noir, alignées le long d’allées de rosiers, surveillent le mur de la Victoire, où caracolent des chevaux, ailés eux aussi. Sur les bas-reliefs défi lent les silhouettes stylisées de tout un peuple en guerre. Aujourd’hui le silence y est fracassant grâce au talent du sculpteur, le “maître des monuments”, qui osa faire vibrer d’orgueil en 1968 cette inattendue célébration soviétique du nationalisme arménien.

À l’est de la capitale, au bout d’une autre gorge, celle de Garni, aux murailles aiguisées d’orgues basaltiques, le monastère rupestre de Geghard s’adosse à une paroi de roches roses déchiquetées. Ses somptueuses chapelles creusées dans la pierre sont tapissées de plaques de basalte noir soutenues par de grosses colonnes gravées. On atteint par un souterrain étroit le mausolée de la famille Prochian, construit à la fin du XIIIe siècle. Dans la pénombre, une musique divine s’en échappe. Six étudiants de l’école de musique chantent sous ces voûtes des charakans, hymnes liturgiques qui résonnent sous les arches à l’acoustique miraculeuse comme un chœur d’opéra. Dans cette apothéose de l’architecture médiévale, la gloire d’une très ancienne chrétienté se confond avec la fierté du renouveau de l’identité arménienne, survivante à tout… en chantant.

Par JEAN-PASCAL BILLAUD

Photos JÉRÔME GALLAND

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