LaLibre.be - Lamfalussy Christophe - 07/01

Plus d’une centaine de familles d’officiers turcs rattachés à l’Otan ont demandé l’asile à la Belgique après avoir été limogés à la suite de la tentative de coup d’Etat en Turquie en juillet dernier. Ils sont accusés par le gouvernement Erdogan d’être des "terroristes". Le président turc a promis de les traquer. Pourtant, il est difficile d’imaginer que ces hommes, femmes et enfants de militaires que "La Libre Belgique" a rencontrés dans un appartement de la banlieue bruxelloise puissent être de dangereux personnages.


Au contraire, il y a là des militaires éduqués dans l’honneur de la patrie, des colonels qui ont fait des études aux Etats-Unis, des épouses qui ont sacrifié leur vie professionnelle pour suivre leur mari jusqu’à Bruxelles et des enfants qui, fils et filles de diplomates, se trouvent subitement relégués au statut de demandeurs d’asile.

A l’Otan et au Shape, une purge massive

En procédant à une purge sans précédent dans les rangs de l’armée, le président Erdogan a limogé la crème de l’armée turque, pro-occidentale, formée aux standards de l’Otan. Près de 44 % des généraux du pays ont été remerciés. Selon les officiers que "La Libre" a rencontrés, la représentation permanente de la Turquie auprès de l’Alliance atlantique a été littéralement décapitée par la purge. Quarante-deux des 53 officiers turcs basés au siège de l’Otan à Haren ont été mis à pied; quatre-vingt sur 100 ont perdu leur emploi au QG des puissances alliées en Europe (Shape) basé à Casteau. Au total, environ 450 des 600 positions turques dans les différentes implantations de l’Otan (dont les bases de Ramstein en Allemagne, de Norfolk aux Etats-Unis et de Naples en Italie) auraient été vidées.

La purge est arrivée comme une vague sourde. Elle n’a pas pris au dépourvu les militaires, qui ont vite compris que le gouvernement turc allait profiter de la tentative de coup d’Etat pour mettre à l’écart tous ceux qui pourraient contester la ligne du président Erdogan et celle de son parti, religieux et conservateur, le Parti de la Justice et du Développement (AKP).
"Le soir du 15 juillet, on était soit au bureau, soit en vacances", explique un colonel limogé, qui a demandé comme les autres l’anonymat en raison des risques de sécurité. "A partir de septembre, on a reçu des avis de suspensions. La principale liste est arrivée le 27 septembre. Elle concernait 221 militaires turcs basés dans l’Otan. Une deuxième liste est arrivée le 30 septembre avec 240 noms. On ne nous disait pas pourquoi on était limogé. On nous disait seulement de rentrer, sans explications. Dix-neuf d’entre nous sont rentrés. Ils ont été jetés en prison."

L’Otan a les preuves que plusieurs ont été torturés en prison, affirme une source à l’intérieur de l’Alliance. "Il y a eu des arrestations arbitraires, des sanctions sans procès. Certains ont été torturés en prison. Nous en avons les preuves", dit-elle.
C’est pourquoi la plupart ont décidé de rester en Belgique. Environ une centaine, avec leurs familles, a demandé l’asile car leur passeport diplomatique était venu à échéance. Ils ont reçu une carte orange, une "attestation d’immatriculation" valide de 3 mois en 3 mois, dans l’attente d’un statut plus solide.
"Quand je suis allé à Fedasil, explique le colonel, j’ai été reçu par un employé d’origine kurde. Il m’a dit : il y a vingt ans, j’étais accusé par la Turquie d’être un terroriste. Maintenant, c’est votre tour…"

Le plus dur, être accusé de terrorisme

Le fait d’être accusés de terrorisme, d’être des "FETO", une allusion au réseau de Fethullah Gülen accusé par Ankara d’être derrière le coup d’Etat manqué, est ce qui a le plus choqué les officiers turcs et leurs familles. Ils démentent faire partie du réseau conspiratif et pensent que la purge vise à remplacer l’élite militaire par des officiers issus des rangs des sympathisants de l’AKP.

"Vivre cela a été difficile, raconte l’épouse d’un officier travaillant au Shape et mère de trois enfants. Votre amour est désigné comme un terroriste. J’ai dû expliquer à mes enfants pourquoi leur père pleurait." Depuis la purge, la famille a quitté son logement au Shape et s’est installée dans un endroit discret, éloigné de la communauté turque, pour éviter les dénonciations. Comme beaucoup d’autres, elle croit que les choses ne vont pas en rester là en Turquie et qu’à cause de l’instabilité, des attentats et de la baisse de la livre turque, la population turque va finir par descendre dans les rues.
"Nous voulons rétablir notre honneur, dit-elle. Nous avons sacrifié notre vie pour notre patrie. Et maintenant, ils nous disent adieu !"

Une autre épouse a appris l’éviction de son mari en même temps qu’elle était atteinte d’un cancer au sein. Elle a été soignée depuis, grâce à la Belgique qu’elle remercie et qui a payé les soins car la Turquie ne lui octroie plus de couverture sociale. "Avant de venir en Belgique, j’étais assistance sociale, dit-elle. Je me suis occupé de réfugiés en Turquie. Maintenant je me retrouve avec le même statut. Jamais je n’aurais imaginé cela. Moi qui ai été éduquée dans la non-violence et le respect des autres, je suis allée voir sur Wikipédia ce que signifiait le terrorisme."

Le dîner de Noël

Sans salaire depuis la fin septembre, les familles se sont organisées pour boucler les fins de mois. Certaines ont de l’épargne de côté, d’autres ont dû vendre leur voiture ou louer des appartements plus petits à Bruxelles. Et puis, il y a la solidarité à l’Otan. "J’ai été invité par un collègue allemand pour le dîner de Noël, raconte, reconnaissant, un ancien pilote de l’armée de l’air. A la fin, ils m’ont donné un peu d’argent. J’ai voulu refuser, mais l’épouse m’a dit qu’ils le faisaient de tout cœur."