L’OBS -Céline Lussato - 17 juillet 2016

Pour le politologue et écrivain Cengiz Aktar, avec le coup d'Etat militaire manqué, la Turquie a tourné pour longtemps la page de la démocratie.
Alors que la tentative de coup militaire est définitivement matée en Turquie, le politologue et écrivain Cengiz Aktar, dénonce la chasse aux sorcières menée par le régime du président Erdogan et s'inquiète pour l'avenir de son pays destiné, redoute-t-il, à vivre sous un joug de plus en plus fort.


Que s'est-il réellement passé en Turquie ces derniers jours? Beaucoup d'interrogations demeurent..

- Il est clair qu'il y avait des velléités interventionnistes des militaires. Mais dans quelle mesure ont-ils été manipulés par tel ou tel - je ne pense pas du tout à une force étrangère mais bel et bien de l'intérieur - je n'en sais rien. À vrai dire je pense qu'on ne le saura sans doute jamais.

Ce que nous savons par expérience, c'est que l'armée turque a une riche expérience des coups d'Etat et qu'il ne les rate pas comme ça. Sont-ils vraiment des incapables pour échouer de la sorte ? Pourquoi ne se sont-ils pas dirigés vers la tête du pouvoir mais, au lieu de cela, sont allés lire un texte à la radio, ont bloqué les axes routiers etc... Ils n'ont pas touché, non plus, à la presse pro-Erdogan... Tout cela est étrange. Il y a beaucoup de points d'interrogation quant au modus operandi de ces hommes.

Mais la Turquie est aujourd'hui un pays opaque, le mot transparence a été enterré depuis belle lurette, et je ne pense pas que nous en saurons vraiment plus un jour.

Et pourtant les conséquences sont très importantes...

- La situation est très grave. Une chasse aux sorcières a immédiatement commencé qui donne d'ailleurs à réfléchir: avaient-ils une liste pour mettre en place tant d'arrestations en moins de 24h ?

Plus de 3.000 personnes sont concernées, des militaires souvent haut gradés mais aussi des juges. Il y a aujourd'hui une purge générale dans deux grandes institutions de l'Etat, l'armée et la Justice au motif de "rayer une bonne fois pour toute les pro-gülenistes de la bureaucratie". Il n'y a d'ailleurs probablement pas de lien direct avec le coup d'Etat mais cela donne au pouvoir l'occasion de pousser un peu plus fort le bouton pour purger les institutions.
Et cette purge va se transformer à une large chasse aux sorcières contre tous les gens qui se sont frottés de près ou de loin au mouvement güleniste. Nous sommes tous sous la menace d'arrestations, de poursuites judiciaires.

Vous dites "nous", vous vous sentez en danger?

- Je ne sais pas, je préfère ne pas penser à cela. Le choix de la Turquie au lendemain de ce coup d'Etat avorté va se faire entre une dictature militaire et une autocratie, voire une dictature civile. Le choix n'est plus entre la dictature et la démocratie, cette page est tournée malheureusement.

Aucune force politique n'est désormais assez forte pour enrayer ce chemin?

- Ce serait possible. Mais la situation rappelle les débuts du fascisme, l'avènement du troisième Reich. Plus de 50% des gens votent pour Erdogan et sont ravis de ce qui se passe, voire en veulent davantage. Ce régime a un appui populaire évident. Les gens ne sont plus informés de ce qui se passe car il n'y a plus de liberté de la presse mais ce n'est pas la seule raison de leur soutien au pouvoir.
Beaucoup sont tout simplement prêts à fermer les yeux sur le tour anti-démocratique, anti-kurde, anti-européen, anti-intellectuels, antisémite, proche de l'islam radical et nationaliste du régime. Est-ce que tout est en place pour une pérennité de cette situation, je ne pense pas, mais nous verrons...

Quant à l'institution militaire, elle est désormais au pas?

- Tous les grands corps de l'Etat ont été très sérieusement bousculés par le régime depuis longtemps. D'abord ce sont les gülenistes qui les avaient noyautés, maintenant c'est le régime qui en prend le contrôle. L'armée dispose cependant toujours d'une certaine autonomie car la Turquie n'est absolument pas démilitarisée comme l'Espagne après Franco. Les régimes en Turquie essayent de contrôler l'armée, de l'avoir à leur service et non à celui de l'Etat. La voilà un peu plus sous le contrôle du régime.

Où va la Turquie?

- Qui peut le dire? Mais les grandes tendances sont là. Il ne faut pas rêver. La Turquie ne sera pas plus démocratique après ce coup d'Etat avorté, c'est une chimère. Le régime va se renforcer et Erdogan va en profiter pour installer le régime présidentiel à la Poutine qu'il souhaite depuis longtemps. Sans aucun contre pouvoir comme tous les pays non démocratiques du monde l'ont mis en place avant lui.

Propos recueillis par Celine Lussato

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160717.OBS4770/la-turquie-a-le-choix-entre-une-dictature-militaire-et-une-dictature-civile.html