L’Ambassadrice d’Arménie auprès de l’UE et de la Belgique dresse un bilan de ces trois années à Bruxelles, marquées par l’actualité brûlante au Karabagh.

PAR ANNE-MARIE MOURADIAN

FA Ambassadrice Anna Aghadjanian

Madame l’Ambassadrice, peu après votre arrivée à Bruxelles en 2020 l’Azerbaïdjan attaquait le Karabagh, puis il y a eu l’invasion russe en Ukraine, le blocus du corridor de Latchine. Quel est dans pareil contexte le rôle de l’Ambassadeur d’Arménie auprès de l’UE ?

On a connu des développements inattendus, imprévisibles. Au moment de prendre mes fonctions, j’avais en tête des projets relatifs à la démocratie, aux droits de l’Homme, à la question des droits des femmes qui me tient particulièrement à cœur… Mais il y a eu le Covid. Puis en septembre a éclaté la guerre au Karabagh et tout a changé.

A l’époque tout était fermé, les institutions européennes - Parlement, Conseil, Commission - étaient inaccessibles. Nous avons travaillé dans des conditions très difficiles pour faire entendre notre voix. Quand nous rencontrions nos interlocuteurs pour les alerter à propos de la guerre, tout le monde avait l’esprit ailleurs et était occupé avec le Covid. Heureusement, j’ai pu compter sur mon équipe de l’Ambassade qui est formidable, dynamique et équilibrée.

Votre équipe comporte six diplomates à part vous. Est-ce suffisant, d’autant que vous couvrez aussi les relations avec la Belgique ? L’ambassade d’Azerbaïdjan dispose de beaucoup plus de moyens.

Au niveau de l’Arménie, c’est une ambassade de taille moyenne. A Djakarta où j’étais ambassadrice précédemment, nous étions deux diplomates moi compris.

A Bruxelles nous sommes sept avec une bonne répartition des rôles. Un diplomate est chargé des relations avec le Parlement européen, un autre de celles avec le Conseil, un autre encore avec la Commission européenne et un quatrième s’occupe des relations bilatérales avec la Belgique.

Comment ont réagi vos interlocuteurs européens quand la guerre a éclaté au Karabagh ?

Notre priorité était de leur faire comprendre ce qui se passait sur le terrain et les inciter à prendre des mesures pour l’arrêter. Nous faisions face à une situation inédite. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’usage de drones est devenu une réalité bien connue. Ce n’était pas encore le cas en 2020 lors de l’invasion du Karabagh. Pour la première fois, nous avions affaire à une guerre technologique de drones tueurs contre des soldats. C’était difficile à faire comprendre à nos interlocuteurs. Certains ont mis du temps à se rendre compte qu’on ne pouvait pas continuer à faire business as usual.

Le Parlement européen a réagi en insérant dans des résolutions de politique étrangère, des paragraphes demandant l’arrêt de la guerre. Au niveau belge, la Chambre fédérale des Représentants et les parlements des entités fédérées ont adopté des résolutions dans le même sens.

Après le cessez le feu, a surgi la question des prisonniers de guerre et celle des destructions du patrimoine arménien par l’Azerbaïdjan. En un an, le Parlement européen a voté 2 résolutions appelant à libération des prisonniers et à l’arrêt des destructions. La Chambre belge a adopté un texte dans le même sens. Il y a eu une compréhension de la situation.

Des trois institutions de l’UE, le Parlement européen est la plus sensible à la situation de l’Arménie et la seule à avoir dénoncé l’agresseur. Quelles sont vos relations avec la Commission et le Conseil ?

Avec la Commission européenne, nous avons une bonne coopération au quotidien dans le cadre du CEPA, l'Accord de Partenariat global et renforcé entre l'Arménie et l'UE. Notre interlocuteur est la Direction générale du voisinage et de l’élargissement (DG NEAR). Nous coopérons aussi au niveau sectoriel avec les différentes directions générales concernées. Notre ambassade sert de canal au dialogue entre les DG de la Commission et les ministères à Erevan.

Cela marche bien, notamment en ce qui concerne l’appui européen à la démocratisation, à la réforme de la police, au secteur de l’éducation où beaucoup a été fait. Nous y travaillons au quotidien même si cela ne se voit pas forcément tous les jours.

Par ailleurs, laDirection générale pour la protection civile et les opérations d'aide humanitaire européennes (ECHO) a envoyé de l’aide humanitaire à l’Arménie.

En revanche, la Commission européenne ne montre pas d’empathie pour la situation des Arméniens suite à la guerre. Quand sa présidente qualifie Bakou de «partenaire fiable de l’Europe», elle fait fi des « valeurs européennes ».

Quand la Présidente Ursula von der Leyen a fait cette déclaration, nous avons contacté son cabinet pour exprimer notre profonde préoccupation et l’informer des implications qu’elle peut entraîner.

Quels sont vos relations avec le Conseil européen de Charles Michel et le Service européen d’Action extérieure (EAAS) de Josep Borrell ?

Nous sommes en contact régulier avec le Service européen d’Action extérieure. C’est un partenaire très important. Quand un problème surgit, je contacte en premier lieu Toivo Klaar, le Représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud, et les services compétents de l’EEAS.

Depuis janvier dernier, pour la première fois, les relations entre l’Arménie et l’UE incluent un volet sécuritaire. Le lancement du Dialogue de politique et de sécurité entre l’Arménie et l’UE (1) constitue une étape très importante qui élargit notre coopération à de nouveaux secteurs dont la cybersécurité. Il est dirigé par Enrique Mora le secrétaire général adjoint de l’EAAS et notre vice-ministre des affaires étrangères Vahe Gevrogryan.

FA AMB ANNA michel credentials

Mais l’Europe ne peut pas assurer la sécurité de l’Arménie

En effet. Elle intervient au niveau de la médiation initiée en 2021 par Charles Michel entre le Premier ministre Pachinian et le président Aliev et de sa mission de monitoring à la frontière avec l’Azerbaïdjan. La présence des observateurs européens est importante même s’il s’agit de civils.

La mission n’est pas là pour protéger ou assurer la sécurité mais pour témoigner de la situation sur le terrain et rapporter les incidents à Bruxelles. Elle constitue un élément parmi d’autres dans un ensemble global de sécurité. C’est une présence additionnelle. Psychologiquement c’est important que la population arménienne ne voie pas seulement des soldats russes mais aussi une présence et le drapeau européens.

Qu’est-ce que l’Arménie attend aujourd’hui de l’UE ?

Qu’elle fasse débloquer le corridor de Latchine. Dès janvier 2023, une résolution d’urgence du Parlement européen a réclamé la levée du blocus.

L’UE fait beaucoup de déclarations qui restent sans effet sur Bakou. L’Arménie lui a-t-elle demandé de recourir à des sanctions ?

Nous lui avons demandé d’exercer davantage de pressions sur l’Azerbaïdjan y compris en envisageant des sanctions. Le Parlement européen a invité le Conseil à étudier la possibilité d’appliquer des mesures ciblées à l’encontre d’officiels azerbaidjanais coupables de graves violations des droits de l’Homme (2).

Vous partez bientôt diriger l’ambassade de la RA à Stockholm. Quel est votre meilleur souvenir de ces trois ans à Bruxelles ?

L’empathie des gens. Pas seulement comme on pourrait le croire de la part des députés européens mais aussi dans différents cabinets au sein du Conseil et de la Commission. J’ai aussi senti cette empathie auprès de collègues, ambassadeurs de pays européens, pas forcément ceux auxquels on penserait. Ils tenaient à montrer qu’ils comprenaient ce qui se passe, m’invitaient pour en discuter, il y a eu des moments de partage précieux d’un point de vue humain.

L’Azerbaïdjan est obligé de dépenser beaucoup d’argent et fait énormément de lobbying pour tenter d’embellir son image, les Arméniens eux n’ont pas besoin de cela.

Un conseil que vous aimeriez donner aux Arméniens de Belgique ?

En tant que citoyens belges et européens, je les invite à agir davantage auprès de leurs élus et autorités notamment dans des situations comme celle que traverse aujourd’hui l’Arménie, mais aussi pour mieux la faire connaître. Les Européens savent-ils, par exemple, que l’Arménie a accordé le droit de vote aux femmes dès 1918 ?

 

  1. https://www.eeas.europa.eu/delegations/armenia/european-union-and-armenia-hold-their-first-political-and-security-dialogue_en?s=216
  2. Résolution du PE 15/03/2023.

 

Incident diplomatique belgo-azéri

En tournée au Sud-Caucase, la ministre belge des Affaires étrangères Hadja Lahbib a exprimé le 22 août en Arménie sa profonde préoccupation concernant la situation humanitaire créée en Artsakh par le blocus du corridor de Latchine. Elle a notamment déclaré: « Les droits et la sécurité de la population arménienne doivent y être garantis. J'inviterai mon homologue azéri à œuvrer dans ce sens ».

A Bakou, le 24 août, la ministre belge aurait dû être reçue par le président Aliev. Celui-ci a annulé la rencontre en raison, selon la presse locale, d’une «position pro-arménienne et des déclarations infondées» qu’elle a faites à Erevan.

La Belgique qui dispose depuis plusieurs années d’une ambassade à Bakou, a récemment décidé d’ouvrir une représentation diplomatique à Erevan.