Dogan Özgüden "Artı Gerçek"- 19/11/ 2020

Erdogan célébrera avec Aliyev leur conquête de Haut-Karabakh

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, dont le pays a été le principal soutien de Bakou dans son occupation du Haut-Karabakh, se rendra en Azerbaïdjan le 9 décembre 2020 afin de célébrer avec le président Aliyev leur "victoire" grâce au soutien tacite des puissances du monde. En effet, il s'agit pour Erdogan d'une nouvelle étape dans sa conquête turco-islamiste qui vise le contrôle des sources d'énergie de la Région du Caucase et l'ouverture à un accès direct aux pays turcophones d'Asie centrale.

Dans mon article publié le 19 novembre 2020 par le journal digital Arti Gerçek, j'avais critiqué non seulement la complicité génocidaire du duo Erdogan-Aliyev, mais également le soutien honteux de tous les partis politiques turcs, à l'exception du Parti démocratique du Peuple (HDP), aux opérations militaires d'Erdogan dans plusieurs pays de la région: Irak, Syrie, Lybie, Chypre, Méditerranée orientale et dernièrement dans la Région du Caucase au détriment du peuple arménien, déjà victime des génocides commis par les Ottomans en 1895 et 1915.


Ci-après, je partage cet article en français.

Ils soutiennent le 3e génocide arménien!

Dogan Özgüden

Artı Gerçek, 19 novembre 2020

J’ai exercé mon métier de journaliste dans tous les domaines imaginables, mais je n’ai pas eu le bonheur d’être correspondant parlementaire… Pourtant, à l’époque où je dirigeais le journal Akşam et la revue Ant, je faisais le trajet d’Istanbul à Ankara et suivais les débats de l’assemblée pour voir de près la lutte antifasciste et anti-impérialiste que les quinze députés du Parti des travailleurs de Turquie donnaient depuis l’estrade et mieux la transmettre aux lecteurs.

La dernière fois que j’ai assisté aux séances de l’assemblée, c’est lorsque j’étais allé, début 1968, réconforter Çetin Altan et Yunus Koçak, députés du Parti ouvrier de Turquie (TIP) lorsqu’ils s’étaient fait tabasser par des députés enragés du Parti de la justice… Malgré l’agression, les députés du TIP étaient encore plus déterminés, tandis que les députés agresseurs étaient en proie à la panique des coupables…

Trois ans plus tard, cette assemblée, y compris les députés du CHP, allait approuver le coup d’État du 12 mars des généraux fascistes, rester silencieuse face à l’emprisonnement et à la torture de milliers de révolutionnaires et de démocrates, et pire encore, voter la condamnation à mort de Deniz Gezmiş, Yusuf Arslan et Hüseyin İnan.

Cinquante-deux ans plus tard, grâce aux technologies avancées de notre époque, j’ai pu suivre attentivement, pour la première fois, le soir du 17 novembre, une séance de l’assemblée sur la chaîne parlementaire TBMM TV… L’ordre du jour était, après la victoire dans le Haut-Karabagh, l’approbation de la feuille de route prévoyant l’envoi par Erdoğan de soldats turcs en Azerbaïdjan.

Cinq jours plus tôt, le 12 novembre, j’avais déjà suivi attentivement un débat à la Chambre des représentants de Belgique, là encore sur l’attaque dans le Haut-Karabagh, sur la chaîne parlementaire belge.

Prenant la parole lors de cette séance, le député cdH Georges Dallemagne avait raconté ce qu’il avait vu et vécu en personne dans le Haut-Karabagh où il s’était rendu, bravant tous les dangers, lors de l’attaque azéro-turque, et avait accusé les dirigeants belges et de l’Union européenne de ne pas s’être opposés à l’agression et d’avoir abandonné le peuple arménien à lui-même sur ses propres terres où il était victime du troisième génocide de son histoire.

« J’ai vu de mes propres yeux l’agression azerbaïdjanaise, s’exclamait-il. Oui, J’ai vu comment drones et bombes à sous-munitions étaient utilisés contre le peuple arménien. J’ai vu le bain de sang. J’ai vu comment les Arméniens avaient été abandonnés de tous face à la barbarie, livrés à leur solitude. Personne ne s’est opposé à l’acheminement de terroristes depuis la Syrie, l’Arménie a été obligée de se rendre. La véritable victoire, derrière celle de l’Azerbaïdjan, c’est celle de la Turquie. La Turquie, qui se comporte de manière totalement illégale et hors de tout contrôle, qui utilise des terroristes ralliés en Syrie, a piétiné au vu et au su de tous les accords de l’OTAN et des Nations Unies. »

Il s’en prenait ensuite au gouvernement belge : « Pendant que tout cela avait lieu, le groupe de Minsk est resté à l’écart, et l’Europe n’a pas bougé le petit doigt. Vous dites maintenant que vous accueillez ce cessez-le-feu avec satisfaction. Mais avez-vous bien réfléchi à ce qui va se produire après ce bain de sang ? Accepterez-vous que le plus fort fasse accepter tout ce qu’il veut au seul pays réellement démocratique de la région ? Accepterez-vous qu’un pays membre de l’OTAN utilise contre un pays voisin des terroristes et des armes interdites ? Acceptera-t-on qu’avec l’ouverture d’un couloir entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan disparaisse la frontière commune de l’Arménie avec l’Iran, son seul pays ami ? Pire encore, acceptera-t-on qu’Erdoğan, en ouvrant un couloir permettant de relier directement la Turquie aux Républiques turciques de la région, réalise son rêve d’un grand Empire ottoman et prenne le contrôle du futur gazoduc venant de la Mer Caspienne ? »

Pour en venir à la séance du 17 novembre du Parlement turc, il était de toute façon clair depuis le début que la feuille de route prévoyant l’envoi de soldats en Azerbaïdjan serait acceptée… Voici ce que disait, un mois et demi plus tôt, le communiqué commun émis, oubliant de mentionner que les forces terrestres et aériennes turques avaient, lorsque nécessaire, établi des bases sur territoire azerbaïdjanais pour frapper de concert avec l’armée azerbaïdjanaise l’Arménie et le Haut-Karabagh par l’AKP, le MHP, le CHP et l’İYİP :

« En tant que partis politiques représentés à la Grande Assemblée nationale de Turquie, nous invitons la communauté internationale à soutenir l’Azerbaïdjan qui, aujourd’hui encore, souffre de l’occupation et des attaques irresponsables de l’Arménie. Ainsi, en tant que partis de notre Assemblée de ghazis, tout en souhaitant la miséricorde d’Allah à nos frères azéris tombés en martyres, un prompt rétablissement aux combattants blessés et toutes nos condoléances à l’Azerbaïdjan, nous mettons fortement en exergue une fois de plus la volonté de solidarité de notre nation. »

Voici ce que je m’étais demandé dans mon article, publié dans Artı Gerçek le 1er octobre, intitulé « Les quatre cavaliers de l’apocalypse à l’Assemblée des ghazis », rappelant que le mot ghazi qualifie la personne qui accomplit le gazâ, c’est-à-dire qui attaque, qui se bat, qui pille, qui fait la guerre au nom de la religion, et qu’il est donné en tant que titre honorifique aux commandants, voire aux gouvernants, qui remportent une guerre :

« N’est-ce pas cette même assemblée, fondée le 23 avril 1920, qui, en assumant dès sa création l’héritage idéologique du comité Union et Progrès, a autorisé, dès ses premières années, que soient noyés dans la Mer Noire les leaders du Parti communiste de Turquie, qui en 1925, pour réprimer les organisations de gauche et la résistance kurde, a permis de créer les tribunaux de l’indépendance en votant la fameuse loi pour le rétablissement de l’ordre public, qui a fait cracher le sang aux forces d’opposition, à l’époque du parti unique comme à celle du multipartisme, en déclarant des états d’urgence successifs, et qui a envoyé à la potence des dizaines de jeunes révolutionnaires, à commencer par Deniz Gezmiş, Yusuf Arslan et Hüseyin İnan, en votant les sentences de mise à mort données par les tribunaux militaires ? »

Oui, cette assemblée est vraiment une Assemblée de ghazis… Lors des débats du 17 novembre que j’ai suivis sur la chaîne parlementaire, les porte-paroles de l’AKP, du CHP, du MHP et de l’İYİP ont mis à profit toutes leurs ressources d’éloquence pour montrer qu’ils étaient des ghazis soutenant du fond du cœur la conquête azerbaïdjanaise de Tayyip.

Ce qu’ont dit à ce sujet l’AKP, dont Tayyip est le président, ou le MHP et l’İYİP qui sont les porte-paroles politiques du courant raciste et prosélyte, n’a pas d’importance… Leurs dispositions naturelles exigeaient qu’ils soutiennent la feuille de route prévoyant la conquête, et c’est ce qu’ils ont fait.

Ce qui fut dit sur l’estrade parlementaire au nom du CHP, principal parti d’opposition étiqueté « centre gauche » était à peine croyable. Il faut tirer les leçons de ce que dit au nom du parti le député d’Istanbul Ahmet Ünal Çeviköz, porte-parole du groupe CHP, juste au moment où les députés de son parti faisaient une standing ovation à leur président qui venait de faire son entrée dans la salle d’assemblée générale :

« Le Parti Démocratique du Peuple a toujours été aux côtés de son ami et frère l’Azerbaïdjan, dans la joie et dans la peine. Nous voulons exprimer une fois encore notre satisfaction de voir les terres azerbaïdjanaises occupées par l’Arménie rejoindre, sauvées, la mère patrie. Et nous présentons nos félicitations à l’armée azerbaïdjanaise qui couronne d’une grande victoire son droit à la légitime défense exercé depuis le 27 septembre… Le devoir qui échoit maintenant à la Turquie est de ne pas se contenter d’avoir sauvé ces terres sous occupation mais de lancer une attaque diplomatique forte pour que le Haut-Karabagh revienne en Afghanistan et que le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan soient reliés l’un à l’autre. Sur ce point, l’Azerbaïdjan ne doit pas être laissé en tête à tête avec le groupe de Minsk, sur le plan diplomatique, la Turquie et l’Azerbaïdjan doivent absolument agir de concert. Nous y veillerons jusqu’au bout. »

Ceux qui apportent de l’eau au moulin de Tayyip se résument-ils à ces quatre partis qui ont l’opportunité de s’exprimer sur la feuille de route parce qu’ils ont des groupes à l’Assemblée ?

Et les autres partis de l’ordre qui n’ont qu’une poignée de députés à l’Assemblée ou qui courent après le transfert pour en obtenir ?

Dans toutes les déclarations faites au nom du Parti de la grande unité (BBP), du Parti démocrate (DP), du Parti de la félicité (SP), du Parti de la démocratie et de l’élan (DEVA), du Parti de l’avenir (GP) ou du Parti du renouveau (YP), on applaudit avec un grand enthousiasme la conquête au nom de la turcité des terres arméniennes dans le Caucase, et l’installation pérenne de l’armée turque sur ces terres comme cela a été fait dans le passé à Chypre.

Heureusement qu’il y a un parti, le Parti démocratique des peuples (HDP), pour sauver l’honneur du pouvoir législatif au sein du Parlement… Tout comme le Parti des travailleurs de Turquie dans les années 60, le troisième parti du pays, qui de nos jours résiste face à tous les obstacles et intrigues, a prouvé lors des débats sur la feuille de route, qu’il était la seule force politique élevant la voix du bon sens, du pacifisme et de la fraternité des peuples.

Le soir du 17 novembre, Tulay Hatimoğulları Oruç, députée d’Adana, déclara par ces mots on ne peut plus clairs que le groupe HDP dirait « non » à la feuille de route :

« De la même manière qu’hier, le HDP n’a pas dit « oui » au fait de laisser, sous quelque motif que ce soit, des peuples s’entretuer, les conflits régionaux s’approfondir et des populations voisines s’affronter, nous ne dirons pas « oui » aujourd’hui, le HDP n’a, depuis le jour où il a commencé ses activités dans cette assemblée jusqu’à aujourd’hui, approuvé aucune feuille de route militaire, nous les avons toutes rejetées et ce que nous avons toujours exprimé, depuis cette estrade, dans le domaine de la politique extérieure, c’est notre détermination à ne pas rejeter au second plan la priorité de tenter de résoudre les problèmes par le dialogue et des moyens pacifiques et politiques. »

Elle insistait ensuite, depuis l’estrade de l’Assemblée, sur une réalité que les autres partis s’efforcent d’étouffer :

« Dans cette guerre, il y a une autre question, apparue pendant le processus libyen et qui a fait beaucoup parler dans le monde. Il y a des affirmations selon lesquelles la Turquie convoierait des djihadistes et salafistes de Syrie vers le Haut-Karabagh, tout comme elle l’a déjà fait vers le Libye et vers diverses zones de Syrie… Les groupes salafistes recrutés pour la guerre en Syrie sont devenus dans les mains du pouvoir un groupe illégal de combattants qui s’est développé à un niveau effrayant. Le gouvernement exporte des combattants et en est arrivé au point de pouvoir être jugé devant les tribunaux internationaux en termes de crimes de guerre. »

La porte-parole du HDP renchérit en exposant clairement comment l’Azerbaïdjan, porté aux nues en vertu du slogan « Deux États, une nation » faisait le lit des crimes contre l’humanité commis en Turquie :

« Souvenez-vous des années 90 en Turquie… La mafia et l’État étaient inextricablement mêlés, des groupes paramilitaires tels que le JİTEM commettaient des crimes en Turquie, assassinant journalistes, intellectuels, écrivains, défenseurs des droits de l’homme… L’Azerbaïdjan était un terrain d’activités et d’entraînement pour cette organisation. Regardez les procès-verbaux de la commission d’enquête mise sur pied par le Parlement, et vous verrez comment l’État profond, la mafia et les forces paramilitaires s’organisent ensemble dans ce pays… »

 Après avoir écouté les déclarations de reddition du Parlement turc qui continuait à la moindre occasion de se qualifier de « ghazi », je me réinstallai vers minuit devant l’ordinateur et réécoutai l’enregistrement vidéo du discours que Georges Dallemagne, qui n’a jamais démenti son engagement pour les droits de l’homme en Turquie, avait fait le 12 novembre devant le Parlement de Belgique. J’éprouvai un profond respect.

Ensuite, je revisionnai la visioconférence organisée le 5 novembre par l’Institut kurde de Bruxelles autour de l’attaque dans le Haut-Karabagh. Lors de cette conférence à laquelle j’avais participé, ainsi que Freddy De Pauw du journal De Standaard, le Dr. Bogos Muradian, notre camarade de lutte de l’Association des Arméniens démocrates de Belgique, avait exprimé très clairement que cette opération était une troisième tentative de génocide contre le peuple arménien.

Oui, le peuple arménien, avec le premier génocide lancé par le « Sultan rouge » Abdülhamid, puis le deuxième organisé vingt ans plus tard, en 1915 par le comité Union et Progrès, avait déjà payé un lourd tribut. Cent vingt-cinq ans après le premier et cent-cinq après le deuxième, il était maintenant la cible d’un troisième génocide avec l’attaque azéro-turque.

Le matin de cette nuit passée à visionner encore et encore des vidéos, je mis mon masque de protection contre le coronavirus et me jetai dans les rues de Schaerbeek. Mes pas m’emmenèrent jusqu’à la place Colignon où s’élève l’hôtel de ville. Rien d’étonnant… Le premier congrès international organisé sur le premier génocide commis contre les Arméniens par l’État ottoman en 1895 s’était tenu sur l’initiative de la mairie de Schaerbeek dans une salle de conférence à proximité de cette place les 17 et 18 juillet 1902. L’un des intervenants les plus éminent de ce congrès, réuni malgré les intrigues et les pressions de la diplomatie ottomane pour l’empêcher, avait été l’un des leaders historiques de la gauche française, le fondateur du journal L’Humanité, Jean Jaurès…

Ce Jean Jaurès qui avait été le défenseur, non seulement du peuple arménien mais de tous les peuples opprimés, qui s’était opposé à la guerre et qui, pour cette raison, peu avant le début de la Première Guerre mondiale, le 31 juillet 1914, avait été assassiné par balles.

C’est pris par cette émotion que je descendis jusqu’au parc Josaphat et m’écroulai sur un banc de la place Jacques Brel, où j’écoutai sur YouTube le célèbre morceau de ce grand musicien né à Schaerbeek qui raconte la situation de la classe ouvrière et la folie guerrière de l’époque où Jaurès fut assassiné :

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? 

Tandis que je rentre au bureau pour écrire ce texte, cette question ne quitte pas le bout de ma langue… Mais avec une variation de taille… Je l’inclue dans ce texte avec cette variation :

Pourquoi ont-ils tué les Arméniens ? 

Pourquoi tuent-ils toujours les Arméniens ?

(Traduit par Sylvain Cavaillès)

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