La Libre Belgique – 15 mai 2015.

Le reportage (4 pages) de Philippe Paquet, envoyé spécial au Nagorno-Karabakh.    

Dans la lumière rasante de la fin de journée, le paysage est féerique. A Goris, nous avons laissé la route que nous suivions depuis Erevan, la capitale arménienne, pour partir vers le sud et Meghri, où elle rejoint la frontière iranienne. Nous progressons désormais vers le nord-est, avec au loin des cimes encore enneigées.

La M2 devenue M12 plonge dans des creux, remonte sur des crêtes, serpente d’un hameau à l’autre, qu’on croirait désertés s’il n’y avait ces troupeaux de vaches qui déambulent sur la chaussée, indifférentes, comme le paysan censé les garder, aux rares véhicules qui les bousculent. Ou ces vilains roquets qui poursuivent stupidement, en vociférant, les voitures dont ils entendent dénoncer l’intrusion.

Voici enfin Tegh, le dernier village arménien avant ce qui était, du temps de l’URSS, la frontière avec l’Azerbaïdjan. De celle-ci, nulle trace, cependant.

Au delà, la route amorce une nouvelle descente, raide et rapide. Au fond, on distingue un gros ruisseau – l’Aghavno. De l’autre côté du pont qui l’enjambe, après un virage en épingle à cheveux, la route part à l’assaut du versant opposé. Elle commence devant un bâtiment circulaire qui attire le regard avec son drapeau flottant au haut d’un mât. Le drapeau d’un pays qui n’existe pas, celui du Nagorno Karabakh.

Les formalités à ce singulier poste frontière sont expédiées en quelques minutes, moyennant l’engagement d’aller chercher au “ministère des Affaires étrangères”, une fois arrivé à Stepanakert, la capitale de la “république”, le visa en principe indispensable. Nous repartons donc aussitôt – soixante kilomètres de lacets vertigineux qui permettent de comprendre pourquoi on a appelé ainsi cette région du Caucase. Karabakh, en persan, signifie “jardin noir”, une allusion aux forêts qui assombrissent les coteaux. Nagorno veut dire “montagneux”, en russe, et c’est presque un euphémisme.

Le corridor de Latchin

Un panneau est bientôt entrevu dans la brume qui tombe des sommets. Il annonce l’entrée dans Berdzor. Accrochée à flanc de montagne, la bourgade était jadis appelée Latchin – dumot turc désignant un faucon. Elle commande toujours le “corridor” éponyme, véritable cordon ombilical qui relie le Nagorno Karabakh à l’Arménie. Mais elle a changé de mains en même temps que de nom après la guerre qui a accompagné l’implosion de l’Union soviétique.

Située auparavant en territoire azerbaïdjanais, la localité appartient à présent à la “République du Nagorno Karabakh”, ou Artsakh, son appellation historique pour les Arméniens.

Le “jardin noir” a suscité toutes les convoitises au fil des siècles : parthes, romaines, arabes, perses, ottomanes… Mais il est resté fièrement arménien pendant plus de deux mille ans, qu’il ait été libre ou sous le joug momentané des puissances voisines.

Le Karabakh a non seulement été une province de la Grande Arménie, il a été aussi son rempart, autant qu’un de ses principaux foyers politiques et culturels jusqu’à l’annexion par l’empire russe en 1805. La révolution bolchevique, en rendant une éphémère indépendance à l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1918, relança la question de leur frontière commune et, par conséquent, du statut du Nagorno Karabakh, coincé entre les deux. Les offensives azéries, soutenues par un Empire ottoman finissant, se seraient soldées, selon Erevan, par la mort d’un cinquième des quelque trois cent mille Arméniens établis au Nagorno Karabakh, où ils auraient formé à l’époque jusqu’à 95 % de la population.

Un coup de Staline

Confrontées à l’indifférence de l’Occident, bien plus préoccupé par les pétroles de Bakou que par le génocide arménien tout juste perpétré, les autorités d’Erevan confièrent leur salut en 1920 au nouveau pouvoir soviétique. C’était sans compter Staline. Celui qui était alors commissaire aux Nationalités appliquait une variante de l’adage “diviser pour régner” : il entretenait savamment, de la Crimée à l’Asie centrale, les tensions récurrentes entre les communautés ethniques et religieuses de l’ex empire russe. Il décida dès lors de rattacher le Nagorno Karabakh chrétien à l’Azerbaïdjan musulman en 1921 – un choix répondant aussi au chimérique souhait de rallier à l’URSS la Turquie (elle partage avec l’Azerbaïdjan langue, culture et religion).

Deux ans plus tard, Bakou fit du Nagorno Karabakh une région autonome, non sans en avoir au préalable démembré le territoire, notamment à l’ouest et au sud sous prétexte de conférer également l’autonomie aux Kurdes qui y vivaient.

Ce “Kurdistan rouge” devait surtout faire office de zone tampon au contact l’Arménie. C’est elle que traverse le corridor de Latchin. Autonomie ou pas, le sort des Arméniens au Nagorno Karabakh était si peu enviable que des plaintes furent transmises au Kremkin dès la déstalinisation sous Khrouchtchev. En vain.

Aussi, lorsque l’Union soviétique tangua sous les coups de boutoir de la perestroïka gorbatchévienne, le Parlement régional du Nagorno Karabakh osa l’impensable : il adressa au Soviet suprême de l’URSS, le 20 février 1988, une demande de rattachement à l’Arménie. L’audace fut accueillie avec un embarras glacé à Moscou et par un pogrom anti arménien à Soumgaït, la troisième ville d’Azerbaïdjan.

Une guerre sanglante et un conflit gelé

En 1991, la dislocation de l’Union soviétique permit à l’Azerbaïdjan de recouvrer son indépendance. En conformité avec la législation soviétique, le Nagorno Karabakh en profita pour exercer lui aussi son droit à la sécession et organisa, le 10 décembre, un référendum d’autodétermination.

Le 6 janvier 1992, il proclama à son tour son indépendance. Et plongea dans une guerre avec l’Azerbaïdjan qui, jusqu’au cessez le feu du 12 mai 1994, fit trente mille morts et un million de déplacés. Depuis, le Nagorno Karabakh constitue un de ces “conflits gelés” hérités de l’affrontement Est Ouest.

L’expression énerve Tevan Poghosian, député du parti ar-tménien Patrimoine, dans l’opposition à Erevan. “Elle suggère que toutes les situations sont identiques, que le Nagorno Karabakh est comme l’Abkhazie ou la Transnistrie”, autres régions sécessionnistes de l’ancienne URSS, déplore-t-il. Or, selon lui, il n’en est rien. En aidant le Nagorno Karabakh à s’affranchir de l’Azerbaïdjan, l’Arménie n’a fait que rétablir la légitimité historique. C’est au demeurant pour cette raison, nous dit-il, que Bakou veut une solution politique au conflit, et non une solution juridique. “Parce que le droit est de notre côté. Tous les documents appuient la thèse arménienne sur le Karabakh.”

Un avenir hors de l’Azerbaïdjan

La position ainsi défendue par un parlementaire de l’opposition témoigne du consensus national sur la question du Karabakh en Arménie : l’avenir du territoire, qu’il reste indépendant ou qu’il soit un jour rattaché à l’Arménie, “est en dehors de l’Azerbaïdjan”, résume Aram Ananian, directeur de l’agence de presse nationale ArmenPress. “Il n’y a pas de débat à ce sujet. Non pas parce que le sujet serait tabou, mais tout simplement parce qu’il n’y a pas matière à débat. Celui qui mettrait en cause cette vision des choses s’exposerait à l’incompréhension générale.”

En février 1998, le premier président de l’Arménie indépendante, Levon Ter Petrossian, avait dû démissionner parce qu’il préconisait un compromis avec Bakou. Son successeur, Robert Kotcharian, ne pouvait qu’être plus intransigeant : il fut auparavant Premier ministre, puis président du NagornoKarabakh…

L’union sacrée sur le Karabakh est un ciment social bienvenu dans une Arménie en proie aux difficultés économiques – et sans doute un très utile facteur de diversion pour détourner l’opinion des épreuves de la vie quotidienne. Mais elle a un prix, et il est élevé.

La Turquie entend garder sa frontière fermée avec l’Arménie tant que celle-ci n’aura pas trouvé un accord avec l’Azerbaïdjan, qui a perdu dans l’aventure 14 % de son territoire (non seulement la quasi-totalité de l’ancienne région autonome du Nagorno Karabakh, mais les districts qui formaient la zone tampon). Cela laisse aux Arméniens, pour seuls débouchés sur le monde extérieur, l’Iran (frappé par les sanctions occidentales…) et la Russie, via la Géorgie qui entretient, comme l’on sait, des relations difficiles avec Moscou.

L’attitude de la Russie est, par ailleurs, ambiguë. Elle a soutenu la sécession du Nagorno Karabakh, elle dispose d’une importante base militaire à Gumri, dans le nord-ouest de l’Arménie, et c’est elle qui garde la frontière turco-arménienne, qui était jadis une frontière entre l’URSS et l’Otan (dont la Turquie est membre). Cependant, elle vend désormais des armes non seulement à son allié arménien, mais aussi à l’Azerbaïdjan – considérablement enrichi par ses exportations d’hydrocarbures, celui-ci s’équipe massivement : ses dépenses militaires dépassaient en 2013, avec 3,4 milliards de dollars, le budget national arménien (2,8milliards de dollars)…

Moscou espère ainsi enfoncer un coin dans le partenariat tissé par Bakou avec les Etats-Unis, dont les compagnies pétrolières sont solidement implantées en Azerbaïdjan. Cette évolution ne manque naturellement pas d’inquiéter les autorités, à Erevan comme à Stepanakert. “Il est permis de penser que l’Azerbaïdjan ne cesse de se préparer à une reprise de la guerre”, commente le “speaker” du Parlement du Nagorno Karabakh, Ashot Gulian, tout en minimisant la portée des ventes d’armes russes dans lesquelles il veut voir une dimension commerciale plutôt que politique. “Le renforcement de ses capacités militaires, mais aussi l’hystérie anti arménienne, la haine pour tout ce qui est arménien, font croire que ce pays à un autre objectif que la recherche de la paix”, nous déclare-t-il, en tournant en dérision l’engagement de Bakou à régler le conflit par la négociation.

Escarmouches sur la “ligne de contact”

Cette inquiétude n’est nulle part plus palpable que sur la “ligne de contact”, la ligne de front fixée lors du cessez le feu. Le ministère de la Défense du Nagorno Karabakh nous y conduit, sans indiquer avec précision – signe de la paranoïa qui règne toujours vingt ans après la fin des hostilités – l’endroit où nous nous rendons, sinon que nous sommes dans le secteur de Martuni, à l’est de Stepanakert. Dix-huit kilomètres effectués en jeep sur une piste défoncée achèvent de nous amener au plus près des lignes azerbaïdjanaises, qui se trouvent à quatre cents mètres en contrebas de la position occupée par l’armée du Karabakh.

Des tranchées dignes de 14-18 ont été consolidées ici avec du béton, de quoi se convaincre que le front n’est pas voué à bouger. Toutefois, si le conflit est donc bien “gelé”, cela n’empêche pas, selon l’officier qui nous escorte, les tentatives d’incursions ennemies et les tirs fréquents de snipers, voire pire : le 12 novembre dernier, un hélicoptère arménien d’attaque MI24 a été abattu par les forces azerbaïdjanaises un peu plus au nord, dans la zone frontalière d’Aghdam.

Cette tension permanente autorise peu d’espoirs dans les négociations théoriquement menées, sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), par le “groupe de Minsk” que président la Russie, les Etats-Unis et la France. Les points de vue semblent, en effet, irréconciliables : Bakou entend récupérer tous les territoires perdus, un scénario d’autant plus inconcevable à Erevan que les 150 000 habitants du Nagorno Karabakh sont désormais presque tous arméniens depuis la fuite en exil des Azéris qui représentaient un quart de sa population avant le conflit.

L’Arménie a, certes, pris soin de ne pas reconnaître l’indépendance de la République du Nagorno-Karabakh pour préserver l’illusion que tout était négociable, mais nul n’est vraiment dupe des intentions d’un gouvernement toujours hanté par le génocide arménien (comme l’ont montré les célébrations du centenaire) et qui a, qu’on le veuille ou non, une revanche à prendre sur l’Histoire au nom de tous les Arméniens.

Un modèle de démocratie dans l’ex-URSS

“Notre société est pétrie du sentiment que nous sommes les enfants de Dieu et que nous devons porter notre croix. Cela confère un caractère très particulier à ce pays”, estime significativement le président du NagornoKarabakh, Bako Sahakian. Cette personnalité de 54 ans, sans affiliation partisane et restée très populaire après huit années au pouvoir, nous reçoit en tenue décontractée, un dimanche, peu avant 22 heures, dans l’écrasant bâtiment de l’ex administration régionale soviétique – le fronton en béton désormais dépouillé des marteau, faucille et autre drapeau rouge rappelle ce passé pas si lointain.

Des élections législatives (les cinquièmes dans l’histoire du jeune Etat) viennent de s’achever et, s’il visait à assurer le bon fonctionnement des institutions locales, ce scrutin avait aussi un autre but, peut-être plus déterminant : convaincre la communauté internationale que le Nagorno Karabakh est acquis aux vertus de la démocratie.

Pour l’heure, l’effort n’est guère payé de retour.

L’Union européenne, le département d’Etat américain, l’OSCE n’ont pas eu de mots assez désobligeants pour clamer que les résultats de ces élections ne seraient pas plus reconnus que ne l’est la république autoproclamée qui les a organisées. Pareille réaction est durement ressentie à Stepanakert, où l’homme de la rue ne comprend pas pourquoi les pays démocratiques manifestent autant de mépris pour la démocratie là où elle essaie de s’enraciner. “L’Europe préfère sans doute reconnaître des dictatures”, maugrée une électrice à la sortie d’un bureau de vote à Shushi, haut lieu de la guerre d’indépendance, en se référant de toute évidence à l’Azerbaïdjan.

Une éloquente croissance démographique

Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, les dirigeants du Nagorno Karabakh (un territoire de 4 000 à 11 000 km² selon le tracé des frontières qui est considéré) opposent, à leur statut de paria sur la scène internationale, les progrès réalisés en deux décennies depuis la fin de guerre.

Le Premier ministre, Arayik Haroutiounian, dont le mandat était remis en jeu à l’occasion des élections du 3 mai, cite l’éducation et la santé, la sécurité intérieure (avec un taux de criminalité des plus bas) et la paix maintenue aux frontières, le développement économique qui s’observe surtout à Stepanakert… En fait, le Nagorno Karabakh est à bien des égards en avance sur l’Arménie, ce qui n’est étonnant qu’en apparence puisque, en plus de l’importance stratégique du territoire qui justifie qu’on y concentre les investissements, nombre de personnalités arméniennes sont originaires du Karabakh, ce qui contribue à expliquer pourquoi il fait l’objet de toutes les attentions.

Signe que les choses vont bien au Nagorno Karabakh, insiste le chef du gouvernement, sa population a crû, ces sept dernières années, au rythme d’un pour cent par an, alors que l’Arménie est confrontée, quant à elle, à une émigration préoccupante. C’est précisément sur la démographie qu’on mise à Stepanakert. Les moins de vingt ans n’ont connu que le Nagorno Karabakh indépendant, et chaque année qui passe renforce la proportion de ses habitants qui ne sauraient imaginer autre chose qu’une séparation définitive d’avec l’Azerbaïdjan.

Celle-ci gardera t-elle la forme d’un Etat distinct ou mènera- t-elle finalement au rattachement avec l’Arménie ? “Dans l’inconscient collectif du peuple arménien, il y a sans doute le rêve d’une Arménie réunifiée, mais cela ne figure pas à l’agenda politique de l’Artsakh”, se défend le président Sahakian. “Le rêve n’est pas mort”, nuance le député Poghosian. “Quand le monde aura fini par accepter la réalité au Nagorno Karabakh, sans doute organisera-t-on un référendum qui pourrait conclure au rattachement à l’Arménie.”

Au musée des manuscrits anciens de Matenadaran, à Erevan, on expose un ouvrage de 1482 donné par l’ex président Ter Petrossian. C’est une reproduction de la “Géographie” de Ptolémée. Il renferme une carte de “l’Arménie Majeure” : elle s’étire de la mer Noire à la mer Caspienne. Nul ne songe sérieusement, au Karabakh, à renouer un jour avec une Histoire aussi glorieuse, mais la conscience d’une grandeur perdue est, en revanche, bien présente. Elle y inspire la volonté de gagner une autre guerre, celle de l’image, en projetant d’un Etat qui est supposé ne pas exister, la vision d’un pays “normal”.

Des terrasses de café dans un pays qui n’existe pas

A Stepanakert, le visiteur y souscrit sans beaucoup d’hésitations. Alanguie, malgré les premières esquisses d’une modernisation, encore parsemée de reliques de l’époque soviétique dont elle a conservé un peu de l’atmosphère, la capitale a le charme d’une ville de province vaguement méditerranéenne, lovée dans un écrin de collines. Elle présente tous les signes de la “normalité”, qu’il s’agisse du trafic dans ses rues ou des gens qui se rassemblent, le soir, aux terrasses des cafés, à proximité de l’imposant nouveau bâtiment du Parlement qui se veut tout un symbole.

Pour trouver quelque chose d’anormal, il faut sortir et prendre la route du Nord. On parvient, après quelques kilomètres, au petit aéroport de Stepanakert. Il desservait jadis Bakou, Erevan ou Tbilissi. Il a été entièrement rénové et élevé au rang d’aéroport international. Rien ne lui manque, ni les machines pour scanner les bagages, ni le distributeur de Pepsi Cola. Rien, hormis les passagers. Parce que l’Azerbaïdjan aurait menacé d’abattre les avions qui se risqueraient à approcher, ou parce que, plus vraisemblablement, la république non reconnue du Nagorno Karabakh n’a pas les autorisations nécessaires, aucun vol ne part ou n’arrive ici. Devant les tapis roulants qui ne transportent aucune valise, un panneau souhaite ironiquement, en arménien, en russe et en français, “bon voyage”.