par Ara Toranian

La Suisse a tenu bon. Personne ne pourra dire qu’elle s’est rendue sans combattre. En faisant appel de l’arrêt Perincek de la CEDH, l’Office fédéral de la Justice suisse a fait honneur aux valeurs de son pays et, ce faisant, a au moins donné la possibilité aux victimes du génocide arménien d’être défendues et à la vérité des faits d’être protégées. Ce qui n’a pas été le cas dans la procédure en première instance, où la partie arménienne a été totalement contournée, bien qu’étant la première concernée par ce procès instruit dans son dos, et dont elle a subi de plein fouet les effets dévastateurs.

Il n’est pour s’en convaincre que de citer les déclarations de Périncek qui s’est félicité de son succès, qualifié par lui de plus grande victoire jamais remportée contre la cause arménienne. Et il n’est qu’à regarder la mobilisation des défenseurs de la vérité - bravo à eux ! - qui dans de très nombreux pays se sont levés pour obtenir ce recours.

On le voit bien : cette affaire ne saurait se réduire à sa seule dimension juridique, même si, en théorie, l’arrêt de la CEDH pointait essentiellement et seulement les carences supposées de la législation suisse, qui aurait été prise en défaut sur un cas d’espèce. En pratique, cet arrêt s’est avéré lourd de conséquences au niveau politique, comme en témoigne son exploitation à des fins propagandistes, tant par les militants du négationnisme que par les forces hostiles à une pénalisation de ce fléau. L’aspect le plus scandaleux sans doute du jugement, dénoncé d’ailleurs par deux des magistrats de la cour qui ont publiquement exprimé leur désaccord à son endroit, tient à deux de ses considérants :

Le premier a trait à l’absence de consensus sur la qualification de génocide, souligné par la partie turque. Pour construire son raisonnement, la cour a estimé opportun de tirer argument de cette situation, tout en faisant abstraction du fait qu’elle résulte précisément du négationnisme d’Etat de la Turquie, receleuse du crime, et de ses effets toxiques sur la connaissance et la reconnaissance des événements. Pas une fois cette dimension n’a été évoquée. Un oubli, sans doute... Pour remettre à cet égard les pendules à l’heure, cinquante chercheurs et experts internationaux de la question génocidaire ont dû acheter une page dans les journaux suisses pour dénoncer la supercherie et rappeler que dans les milieux scientifiques autorisés, la réalité du génocide ne faisait justement aucun doute.

Le deuxième volet scandaleux de cet arrêt est relatif à la dissociation opérée par la CEDH entre le négationniste et le racisme, qu’elle ne juge pas établi dans le cas de Périncek, pourtant président du Comité Talaat, alors qu’elle affirme l’équation dans le rapport entre antisémitisme et déni de la Shoah. Pourquoi ce qui est vrai dans un cas ne le serait plus dans l’autre ? Mystère.

Cet argumentaire on ne peut plus spécieux a été démoli par une lettre publique de l’association de défense des droits de l’homme en Turquie. Ce sont ses militants turcs qui ont dû expliquer à la CEDH que dans leur pays il n’y avait pas de doute possible : non seulement le négationnisme et le racisme y sont indissolubles, mais le négationnisme y est même, selon leur propres termes, la continuation du génocide. Et pour enfoncer le clou, ils ont renvoyé la Cour à ses chères études en lui rappelant une résolution du Parlement Européen datée du 27 septembre 2006 sur le rapport d’Avancement de la CE sur la Turquie.

Dans ce document les Eurodéputés demandent en effet à la Turquie de mettre un terme aux activités « racistes » et « xénophobes » du Comité Talaat Pacha. On lit dans le paragraphe concerné : « [Le Parlement Européen] condamne fermement le Comité Talaat Pacha xénophobe et raciste animé par des organisations d’extrême droite, lequel enfreint gravement les principes européens, ainsi que les manifestations négationnistes à Lyon et à Berlin, organisées par ces mêmes organisations ; demande à la Turquie de dissoudre ce comité et de mettre fin à ses activités ». Mais là aussi, cette résolution avait été « oubliée ». Il a fallu que ce soit des Turcs qui s’en souviennent, comme pour montrer que la condamnation du négationnisme ne saurait constituer une ligne de démarcation entre les peuples, mais qu’elle ressort bien de la dignité humaine et par extension de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

En réexaminant cette affaire, la grande chambre* qui compte 17 juges sera certes amenée à préciser comme l’attend l’office fédéral de la justice suisse, la marge de manœuvre dont disposent les autorités helvétiques dans l’application de la norme antiraciste. Mais en tout état de cause, elle sera aussi dans l’obligation morale de faire preuve de davantage d’attention, de rigueur et de discernement dans son argumentaire si elle ne veut pas faire le lit du négationnisme, comme en avait pris le risque, avec une légèreté aussi fautive qu’incompréhensible, l’arrêt délétère du 17 décembre 2013. Cette condition sera d’autant mieux remplie s’il est fait place aux victimes arméniennes dans le procès à venir. Ce qui, en terme d’équité, semble la moindre des choses pour une justice rendue au nom des droits de l’Homme.

12 mars 2014

Ara Toranian

Nouvelles d'Arménie Magazine