Parlement de la Région de Bruxelles-capitale

Commission Finances

Réunion du lundi 3 février 2014

INTERPELLATION DE M. JEAN-CLAUDE DEFOSSÉ

À M. RUDI VERVOORT, MINISTRE-PRÉSIDENT DU GOUVERNEMENT DE LA RÉGION DE BRUXELLES-CAPITALE, CHARGÉ DES POUVOIRS LOCAUX, DE L'AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, DES MONUMENTS ET SITES, DE LA PROPRETÉ PUBLIQUE ET DE LA COOPÉRATION AU DÉVELOPPEMENT, 

concernant "Europalia Turquie 2015".

Mme la présidente.- La parole est à M. Defossé.

M. Jean-Claude Defossé.- La Belgique et la Turquie ont signé le 3 octobre dernier au Palais d'Egmont à Bruxelles un "protocole d'intention" qui prévoit l'organisation entre l'automne 2015 et l'hiver 2016 d'un festival Europalia consacré à la Turquie. Comme on peut le voir sur le site web d'Europalia, la Région bruxelloise est, avec d'autres niveaux de pouvoir, l'un des partenaires de cette manifestation.

Les organisateurs belges vont mettre ou ont déjà mis sur pied des tables rondes avec des experts de la Turquie pour en savoir plus. Ensuite, ils contacteront leurs homologues turcs pour entamer les négociations sur ce qui sera montré à Bruxelles.

Mme Kristine De Mulder, directrice générale d'Europalia international, estime qu'il est encore trop tôt pour savoir quelles richesses de la Turquie, centre de l'ancien Empire ottoman, seront montrées à Bruxelles mais que, "nous allons en tout cas mettre en lumière les cultures diverses de la Turquie".

Cette déclaration est rassurante, car il ne vous aura pas échappé que 2015, année choisie pour Europalia Turquie, coïncide avec le centième anniversaire du génocide arménien, réalité historique incontestable décrite par de nombreux historiens indépendants et de renom. Ce massacre, planifié et systématique, a d'ailleurs été reconnu le 17 mars 1998 par le Sénat belge, ainsi qu'auparavant par une résolution du Parlement européen du 18 juin 1987, qui "reconnaît que les Arméniens furent victimes en 1915 d'un génocide perpétré par le gouvernement ottoman de l'époque".

Malgré cela, aujourd'hui encore, Ankara continue de nier l'existence de ce génocide durant lequel au moins un million d'Arméniens (hommes, femmes et enfants) ont été, de manière concertée, systématiquement assassinés. Et cela sans compter les innombrables réfugiés arméniens qui ont quitté la Turquie pour fuir ce massacre et ceux qui se sont convertis à la religion musulmane pour échapper à la mort.

Avant 1915, dans toute l'Anatolie, d'Istanbul à la frontière irakienne et de la mer Noire à la Méditerranée, vivait une très importante et fort ancienne communauté arménienne. En fuyant cette épuration ethnique massive, elle a dû abandonner tous ses biens, ainsi que des richesses culturelles considérables amassées durant des siècles.

Après le génocide de 1915, toutes les traces de cette présence arménienne ont été systématiquement effacées. D'abord par les Jeunes Turcs sous l'Empire ottoman, ensuite sous la République turque. C'est ce que démontre encore la récente enquête de Guillaume Perrier et Laure Marchand dans leur livre "La Turquie et le fantôme arménien. Sur les traces du génocide".

Cet ouvrage nous révèle que l'entreprise de liquidation des Arméniens ne s'est pas limitée à leur élimination physique. Elle a aussi consisté à effacer les empreintes de tout un peuple et d'une civilisation installée en Anatolie depuis l'Antiquité.

Le patrimoine religieux, expression la plus criante de l'enracinement millénaire des Arméniens, fut donc une cible prioritaire. Avant la première guerre mondiale, il y avait 2.538 églises et 451 monastères en Anatolie. Aujourd'hui, les Arméniens de Turquie ne sont plus propriétaires que de 6 églises. Rien qu'autour du lac de Van, des centaines d'édifices religieux ont été détruits, rasés, incendiés et exposés aux ravages du temps après 1915.

La vocation d'Europalia est de faire connaître le passé et le présent tant culturel qu'historique des pays invités. Il paraît dès lors impensable que soit absente de cette manifestation une culture qui a joué un rôle si important durant tant de siècles et, surtout, que l'on passe sous silence les causes de sa quasi disparition en Turquie aujourd'hui.

L'une des conditions pour la réalisation de cet évènement devrait être de profiter de l'occasion pour exposer au public toutes les phases glorieuses de l'histoire de ce grand pays qu'est la Turquie, mais aussi ses pages les plus sombres, en refusant tout négationnisme.

Une nation se grandit en reconnaissant ses erreurs et ses fautes passées. L'Allemagne a reconnu les crimes nazis et l'holocauste des Juifs et des Tziganes. Notre pays et la France ont admis que, sous l'occupation, leurs administrations avaient collaboré à la déportation des Juifs. En Europe, cela a certainement contribué à cicatriser les plaies des victimes pour leur permettre de prendre le chemin de la réconciliation.

Europalia pourrait être une étape majeure sur la voie de cette nécessaire réconciliation entre Arméniens et Turcs. Ce serait une manière d'encourager les voix de plus en plus nombreuses qui se font aujourd'hui entendre dans la société civile turque pour dénoncer la lecture officielle falsifiée de cette histoire tragique, qui est celle des autorités de leur pays.

La déclaration du ministre turc des Affaires européennes, Egemen Bagis, a de quoi inquiéter. Celui-ci considère en effet Europalia comme une chance, car "un des grands obstacles à l'adhésion de la Turquie à l'Europe sont les préjugés et Europalia va nous aider à résoudre certains de ces problèmes résultant des préjugés". La question se pose alors de savoir ce que les autorités turques entendent par "préjugés". Si le gouvernement d'Ankara considère toujours que le génocide arménien fait partie des préjugés dont la Turquie serait injustement victime, qu'allons-nous faire ? Serons-nous complices de ce négationnisme d'État ?

En 1995, notre ministre des Affaires étrangères, Frank Vandenbroucke, avait annulé un projet Europalia Turquie à cause du peu d'importance accordée selon lui par les organisateurs à la diversité culturelle turque et sa minorité kurde.

Afin d'éviter la répétition de ce regrettable précédent, quelles sont les dispositions que vous comptez prendre à votre niveau et en concertation avec toutes les parties concernées pour que cet évènement, dont je souhaite la tenue, ne jette pas un voile pudique sur une réalité historique, certes douloureuse mais cependant indiscutable, que nos invités refuseraient de regarder en face ?

Que comptez-vous faire pour que les rares vestiges de la culture millénaire du peuple arménien qui ont échappé aux destructions aient leur juste place dans cet Europalia Turquie ? Cela bien sûr sans éluder la réalité du génocide de 1915 perpétré sous l'Empire ottoman qui explique pourquoi la présence arménienne a quasi disparu de l'Anatolie.

La reconnaissance par la République turque d'aujourd'hui de la réalité de ce génocide sera-t-elle une condition sine qua non pour que notre Région bruxelloise participe à l'organisation d'un Europalia Turquie à Bruxelles en 2015 ?

Même si je sais par ailleurs que c'est surtout le niveau fédéral qui a ouvert son carnet de chèques, quel est le montant des subsides que la Région bruxelloise accordera à cette manifestation ?

Mme la présidente.- La parole est à M. Vervoort.

M. Rudi Vervoort, ministre-président.- Je vais tâcher de répondre à votre dernière question, concernant les subventions, que vous avez rajoutée au dernier moment.

M. Jean-Claude Defossé.- L'essentiel, c'est le fait que la Région engage des fonds dans le cadre de cet événement. Peu importe le montant exact.

M. Rudi Vervoort, ministre-président.- Ces accords sont conclus principalement par l'entremise de l'asbl Europalia. La participation de la Région bruxelloise à cet événement y est relativement marginale.

La question relative au pan arménien du festival a déjà été soulevée dans le contexte de la préparation du festival, y compris avec les autorités turques. Pour information, le préaccord récemment signé entre Europalia et la Turquie mentionne le passage suivant : "Europalia Turquie offrira une large représentation de la diversité culturelle du pays invité, comprenant les différentes régions et communautés du pays et ses traditions spécifiques".

Vu l’ampleur du festival et son mode de financement partagé entre la Belgique et le pays invité - à hauteur de 50% pour la Belgique, et une répartition d'un tiers de subsides, un tiers de sponsoring privé et un tiers de financement propre - il est évident que certaines dimensions diplomatiques entrent en jeu. Un festival à ce niveau n’est pas réalisable sans la participation du gouvernement du pays invité, notamment en vue de l’obtention de chefs d’oeuvre du patrimoine pour les expositions majeures et de la visite du chef d’État à l’occasion de l’ouverture officielle du festival. Ce qui fut le cas récemment dans le cadre de Europalia Inde. Ceci n’empêche pas Europalia de mener à bien sa mission artistique en toute indépendance.

Le festival culturel Europalia souhaite se consacrer à la culture et se tient en conséquence autant que possible à l’écart de la politique, que l’association souhaite laisser aux institutions qui en ont la charge. Europalia n’est pas, et n’a jamais été, une tribune de débat politique. D’autres institutions sont plus compétentes en la matière. Europalia se consacre à la culture, donne la parole aux artistes au travers de leurs oeuvres et n’a pas pour dessein l’apologie d’une politique ou d’un régime.

Enfin, par ses festivals, Europalia souhaite offrir au public européen l’opportunité de mieux connaître et de mieux comprendre d’autres cultures, dont la connaissance est parfois limitée à des clichés et à des préjugés. Chacune des éditions d’Europalia s’attelle à présenter, expliquer et surtout à dépasser ces clichés.

Le choix de la Turquie comme pays invité, après la Russie, la Chine, le Brésil et l’Inde, semble cohérent dans le souci de présentation de la culture des grandes puissances émergentes et des acteurs économiques et culturels incontournables du 21ème siècle.

En ce qui concerne l'éventuel subside que la Région accordera à l'asbl Europalia pour la tenue d'Europalia 2015, il s'agirait d'un montant de 80.000 euros, soit un subside très modeste par rapport au budget de l'organisation de ce festival.

Nous resterons bien évidemment attentifs à l'évolution de ce dossier et du travail qui a été entamé par l'asbl et ses différents partenaires. Il est clair que nous garderons à l'esprit ce sujet lors de la décision finale du gouvernement quant à l'octroi du subside.

Mme la présidente.- La parole est à M. Defossé.

M. Jean-Claude Defossé.- Je dois vous avouer que votre réponse ne m'a pas tout à fait rassuré. En effet, quand vous dites qu'il s'agit de culture et qu'on évite, dans les festivals Europalia, de parler de politique, convenez avec moi que ce dont j'ai parlé est à la fois éminemment politique et culturel. Ces deux aspects sont liés.

M. Rudi Vervoort, ministre-président.- Je l'avais bien compris !

M. Jean-Claude Defossé.- Se réfugier derrière la réponse "le festival Europalia, c'est de la culture" est un peu dangereux.

M. Rudi Vervoort, ministre-président.- Je ne me réfugie nullement ! Je rappelle simplement que la culture est l'objectif du festival. Je ne suis pas là pour polémiquer ou mettre tel aspect en avant de tel autre. J'ai simplement énuméré les pays qui ont précédemment fait l'objet d'un festival Europalia. Certains d'entre eux - Chine, Russie, ... - auraient pu également faire l'objet de débats politiques quant à l'opportunité ou non d'organiser le festival à leur encontre. Tout dépend des sensibilités des uns et des autres.

M. Jean-Claude Defossé.- Une fois encore, je ne suis pas tout à fait rassuré quant à la manière dont seront exposées l'histoire et la culture arménienne en Turquie. Dois-je vous rappeler que, dans vos propres rangs, un haut responsable politique de la Région bruxelloise a signé une pétition visant à démanteler le monument du génocide arménien à Bruxelles ? Ce fait est indiscutable puisqu'il a été coulé dans le bronze juridique. En effet, un jugement confirme en première instance que cette personne pouvait être qualifiée de négationniste.

Tout cela pour vous dire que les pressions, pas uniquement du chef de la Turquie mais également des pressions internes, afin d'esquiver la réalité arménienne, présente et surtout passée, ne vont pas manquer d'ici Europalia Turquie. Je serai particulièrement attentif - et vous aussi je l'espère - afin que l'on ne profite pas pour de l'événement pour verser dans le pugilat et que l'on reste honnête.

- L'incident est clos.

(compte-rendu provisoire)