Par François Janne d’Othée, Le Vif/L'Express, 2 octobre 2015.

En adoubant la Turquie comme hôte du 25e festival Europalia, les autorités belges se sont mis à dos les Arméniens de Belgique. Mais pas seulement.

Tout cela au nom de la realpolitik, surtout économique.

C’est un hôte controversé qui s’apprête à couper le ruban du 25e festival culturel Europalia consacré à la Turquie : l’autoritaire président turc Recep Tayyip Erdogan inaugurera, le 6 octobre au côté du roi Philippe, la grande exposition Anatolia au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.

Même si Turquie et Belgique sont des partenaires de longue date, notamment au sein de l’Otan, le tapis rouge déroulé à l’Etat turc, partenaire obligé de ce festival, reste en travers de la gorge non seulement des Arméniens et Kurdes de Belgique, mais aussi d’élus de la N-VA, pourtant dans la majorité fédérale, qui ont décidé de boycotter le dîner au Parlement belge en l’honneur d’Erdogan.

Tout au long de 2015, le pouvoir turc s’est trouvé sous le feu des critiques sur au moins trois fronts : la commémoration du génocide arménien, qu’il s’évertue à nier, la guerre en Syrie, qu’il a contribué à attiser, et le regain de tension avec les Kurdes sur fond de nouvelles élections prévues le 1er novembre prochain. Autant d’ombres jetées sur un festival Europalia à nouveau plongé dans les crispations de 1995, quand l’édition consacrée au pays d’Atatürk avait finalement dû être annulée pour manque de diversité culturelle et atteintes aux droits de l’homme.

Organiser Europalia Turkey l’année même du centenaire du génocide arménien n’était pas la meilleure idée. « Nous le ressentons comme un manque de tact absolu », déclarait en avril Christian Vrouyr, président de la communauté arménienne de Belgique. Le pouvoir turc se refuse toujours à reconnaître les massacres de 1915 comme un génocide malgré l’abondante documentation en ce sens. Les Arméniens ne sont pas les seuls à dire « non à Europalia » : les Araméens, les Syriaques, les Kurdes et le Comité de soutien aux chrétiens d’Orient les ont rejoints pour réclamer l’annulation de l’événement et se déclarer choqués que le roi Philippe accueille « en grande pompe et en ami » le chef d’un gouvernement négationniste.

D’autant que le gouvernement belge, par la voix de Charles Michel, a finalement reconnu le génocide arménien. Dans la foulée, une résolution a même été votée au Parlement fédéral, mais tellement light qu’elle n’a jamais menacé la venue d’Erdogan à Bruxelles. « Le texte a sans doute été écrit par des diplomates des deux pays », subodore l’ancien bourgmestre de Molenbeek, Philippe Moureaux (PS), qui reconnaît que, sur ce coup, « Reynders a joué finement ». Finement ? Pas au goût des descendants devenus belges des victimes de 1915 qui rappellent, en outre, que les non-musulmans restent souvent des citoyens de seconde zone en Turquie. Ils poursuivent : « Si l’Allemagne fédérale n’avait pas admis sa responsabilité dans la Shoah et condamné le nazisme, la Belgique lui aurait-elle offert les vitrines d’Europalia (NDLR : en 1977) ? ».

« Le hasard du calendrier »

Du côté belge, on assume complètement le choix. « Bien sûr, on savait que 2015 était une année de commémoration, avance Kristine De Mulder, directrice du festival. C’est vraiment le hasard du calendrier. Je peux comprendre l’émoi de la communauté arménienne, mais le souvenir du génocide est-il moins douloureux en 2014 ou en 2016 ? D’autre part, la commémoration s’est tenue en avril, et nous sommes en octobre. Il ne faut pas exagérer non plus. » D’après elle, la Turquie était depuis un certain moment sur le haut de la liste, et « plusieurs raisons » ont poussé à ce choix. Elle évoque la richesse culturelle de ce pays, mais aussi le double anniversaire 45/25 : 45 ans d’existence d’Europalia et 25e édition. « Il nous fallait un pays qui fasse le pont entre l’Europe et l’Asie », d’où proviennent deux des trois derniers invités, la Chine et l’Inde. Kristine De Mulder évoque encore l’importante communauté turque en Belgique, à laquelle elle aurait pu ajouter les 700 000 Belges qui passent chaque année des vacances à Istanbul, Antalya ou Izmir. Elle ponctue : « La Turquie reste candidate à une entrée dans l’Union européenne, et nous ne pouvons l’ignorer. »

Et quid de la sélection des œuvres d’art ? Les minorités seront-elles représentées ? « Les artistes arméniens, kurdes ou alevis ne veulent pas nécessairement se profiler comme tels, réplique Kristine De Mulder. Ils sont d’abord Turcs. Notre impératif est inverse : nous voulons que l’art relie les gens. Ainsi, le festival mettra à l’honneur le plus grand photographe d’Istanbul. Il s’appelle Ara Güler, il est d’origine arménienne, mais il est d’abord le plus grand photographe d’Istanbul. On ne se focalise pas sur les identités, mais uniquement sur l’intérêt artistique ». Cela n’a pas empêché un premier couac : la Maison du livre de Saint-Gilles a décidé d’annuler ses soirées programmées dans le cadre d’Europalia, à la suite du refus de deux journalistes de participer à « une entreprise de propagande du pouvoir turc », à cause de la présence d’un écrivain, Markar Esayan, qui s’avère être arménien mais aussi député du parti au pouvoir AKP (Parti de la justice et du développement).

Campagne électorale

La Turquie n’est toutefois pas l’Arabie saoudite ni la Syrie. Autrement dit, la légitimité démocratique du président Erdogan revient comme un argument pour justifier la tenue d’Europalia Turkey. Or, pour ses détracteurs, le président turc semble de plus en plus à l’étroit dans ses habits démocratiques. Il rêve de changer la Constitution pour doper ses pouvoirs, mais la montée en puissance du parti prokurde HDP aux législatives de juin dernier a privé l’AKP de sa majorité absolue. L’opposition l’accuse d’avoir fait capoter les discussions pour la formation d’une coalition, et d’attiser les tensions à l’égard des Kurdes afin d’apparaître comme l’homme providentiel au prochain scrutin.

Recep Tayyip Erdogan aura donc besoin d’engranger un maximum de voix. A trois semaines des élections, le « nouveau sultan » devrait profiter du passage dans notre pays pour rallier la communauté turque de Belgique, où il reste très populaire. Avec ses 130 000 électeurs potentiels, elle pèse d’un poids certain. En Belgique comme dans les pays voisins, près des trois quarts des électeurs votent pour l’AKP. En mai dernier, à la veille des législatives, Erdogan s’était produit telle une rock star dans l’Ethias Arena d’Hasselt, face à 15 000 fans exubérants.

Sur le terrain turc, c’est une « logique de guerre » qui prévaut désormais, accusent les deux seuls ministres HDP qui viennent de démissionner. Certains parlent de terreur organisée : arrestations de militants et de journalistes, couvre-feu dans certaines localités du Kurdistan, mise à sac de bureaux du HDP, le tout sur fond de bombardements de positions du groupe rebelle kurde PKK en Irak et d’attentats contre les forces turques... Le 9 septembre, le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, se disait « inquiet » de ce regain de violence, mais condamnait uniquement les attaques revendiquées par le PKK.

Ce conflit ranimé avec les Kurdes s’inscrit dans un autre : la guerre en Syrie. Depuis le début, le président islamo-conservateur a clairement pris le parti des rebelles syriens, jurant la perte du président Bachar al-Assad. Il n’a pas hésité à armer des combattants et a longtemps fermé les yeux sur les incessants passages de djihadistes, y compris belges, au-delà de la frontière syrienne. Et si Erdogan s’est finalement résolu à combattre l’Etat islamique, ennemi juré des Occidentaux, ce ne serait qu’un paravent pour mieux bombarder les positions du PKK. Entre-temps, le bilan de la guerre s’élève à 240 000 morts, et les flots de réfugiés vers l’Europe via la Turquie ne tarissent pas.

Un gros client

Du côté belge, c’est la mansuétude qui prévaut. Didier Reynders évite tout geste qui pourrait froisser l’ombrageux partenaire d’Ankara avec qui il partage la même position anti-Assad, et qui exerce un ascendant certain sur l’électorat belgo-turc en Belgique. Concernant l’Arménie, il s’y est rendu le 27 avril dernier, soit... deux jours après la commémoration, alors qu’il se profilait naguère comme un ardent défenseur de la cause. Pourquoi ce revirement ? Dans les couloirs du ministère des Affaires étrangères, on renvoie à la « diplomatie économique », chère au ministre.

Commercialement, la Turquie pèse d’un poids certain : 13e client de la Belgique et 19e fournisseur, même si la position tend à s’effriter. Le commissaire d’Europalia n’est autre que le baron Luc Bertrand, président du comité exécutif d’Ackermans et van Haaren, groupe spécialisé dans le dragage des ports. Une des trois expositions phares d’Europalia aura d’ailleurs pour thème « Istanbul - Anvers, deux ports, deux villes ». Lors de la présentation du programme, Luc Bertrand (dont la fille Alexia vient d’être nommée chef du cabinet « vice-Premier » de Didier Reynders) ne s’est pas privé de souligner l’intensité des échanges entre les deux pays.

Pour le journaliste belgo-turc Mehmet Koksal, « Europalia ressemble trop à du maquillage pour des intérêts financiers. Les entreprises ne sont-elles pas à même d’organiser cela toutes seules ? Pourquoi faut-il l’argent du contribuable ? Actuellement, et c’est du jamais-vu, plus de 90 sites Web de la société civile sont bloqués en Turquie, des zones entières sont interdites aux médias et les journalistes font face à des centaines de procédures judiciaires. Pourquoi n’a-t-on pas invité ces gens-là, interdits de parole dans leur pays ? » En 2017, Europalia sera consacrée à l’Indonésie. Une édition plus sereine, ose-t-on espérer.