Le Vif/L’Express - Par Marie-Cécile Royen - 5 juin 2015

L’ancien magistrat André Andries sort de l’ombre un ambassadeur belge, Georges Neyt, qui a défendu les Arméniens sous Abdul-Hamid.

Ancien avocat général près la cour militaire, André Andries a contribué à faire naître, en Belgique, le droit humanitaire international (génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité). Peu avant sa retraite, il a requis, malgré les réticences de l’establishment militaire, contre le colonel Luc Marchal, numéro 2 de la Minuar, accusé d’homicide par défaut de prévoyance et de précaution dans la mort des dix Casques bleus belges tués à Kigali, en 1994. Retraité à Theux, il s’est reconverti en historien local.

En faisant des recherches sur le manoir de Lébioles (Spa), il a mis au jour le destin de son bâtisseur, un flamboyant diplomate belge, Georges Neyt (1), né en 1842 et mort en 1910, dont la rumeur, démentie par Andries, faisait un fils naturel de Léopold Ier. Neyt termina sa carrière de ministre plénipotentiaire à Istanbul et connut les massacres ’ hamidiens ’ qui annonçaient le génocide de 1915 : plus de 200 000 Arméniens furent tués entre 1894 et 1896, quelque 100 000 islamisés de force et plus de 100 000 femmes furent enlevées et envoyées dans des harems turcs.

Abdul Hamid dirigeait alors un Empire ottoman sur le déclin. Les grandes puissances européennes (qualifiées d’’ impuissances ’ par Georges Neyt) se disputaient ses restes. Tenues en sujétion durant des siècles, les minorités chrétiennes (Serbie, Bulgarie, Roumanie, Grèce, Arménie) aspiraient à leur indépendance. Abdul-Hamid réveilla en sous-main l’extrémisme islamique et couvrit le massacre de ses opposants en Anatolie orientale (ex-Arménie), puis à Istanbul, sous le regard des diplomates occidentaux impuissants, les ’ embarassadeurs ’, selon Georges Neyt.

André Andries a eu accès au dossier personnel de ce personnage hors normes au Service des archives du SPF Affaires étrangères. Jeune diplomate, Neyt avait été chargé de prendre contact avec le gouvernement insurrectionnel de la Commune, à Paris. Il avait démontré à cette occasion du courage et de la lucidité. Doté d’un caractère de cochon et d’une langue acerbe, très respecté dans les milieux diplomatiques, il sortait de charge au Japon, lorsqu’il fut envoyé à Constantinople, en 1893, où vivaient alors 150 000 Arméniens. Par souci de sa réputation, Abdul-Hamid contenait ses sicaires dans la capitale, alors qu’il leur laissait la bride sur le cou en Anatolie. Mais le 30 septembre 1895, après une manifestation arménienne pacifique en faveur de réformes, la violence se déchaîna. ’ Le personnel diplomatique était accablé d’appels à l’aide, relate André Andries. Par des initiatives individuelles, certains protégèrent comme ils le purent les rescapés des tueries. On apprendra plus tard, par les Archives du ministère belge des Affaires étrangères, que Georges Neyt aura sauvé la vie de nombreux Arméniens traqués qui avaient cherché refuge à la légation de Belgique. ’

Les massacres reprennent en août 1896. Pour leur opposer un semblant de dissuasion, l’ambassadeur de Belgique est prié par sa chancellerie de ne pas se rendre à Büyükdere, où la belle société ottomane se déplaçait généralement en été pour fuir la chaleur d’Istanbul. Les rues de la capitale sont ensanglantées par les corps mutilés de victimes arméniennes. ’ Cette fois, poursuit André Andries, l’action présente tous les indices d’une organisation concertée et coordonnée. Les légations des grandes puissances ne feront qu’exprimer au sultan des “regrets“ au sujet des “événements douloureux“. Tous veulent éviter l’aventure militaire et poursuivre avec Abdul-Hamid de profitables échanges économiques. ’

Georges Neyt est de plus en plus écoeuré. Un cas individuel lui offre l’occasion d’intervenir auprès des autorités turques. En septembre 1896, un certain Nigohos, Arménien, est arrêté par la police turque. Son employeur, un Belge du nom de Couseaux, réclame des garanties mais, en dépit de celles-ci, Nigohos est condamné à mort. Georges Neyt demande à être reçu aux Affaires étrangères stambouliotes. ’ Je n’ai pas la moindre confiance dans la justice ottomane, dit-il au premier secrétaire, et je serais en mesure de prouver par des témoignages incontestables qu’il ne peut exister aucune charge contre Nigohos. Le jugement de la cour exceptionnelle de justice est absolument une monstruosité. ’ A Bruxelles, son ministre encourage Neyt : ’ Il faut absolument que Nigohos ne soit pas exécuté. Faites toutes démarches possibles en restant sur le terrain de la parole donnée. Allez jusqu’à l’audience du sultan. Obtenez appui des autres ambassadeurs. ’ La rencontre avec le sultan a lieu et Nigohos est gracié, sa peine est commuée en réclusion, puis en assignation à résidence.

L’année 1897 offre un répit aux Arméniens. Georges Neyt demande un congé de trois mois. Comme il est de coutume, il est reçu par le sultan avant son départ. Et là, il ne peut s’empêcher d’adresser à Abdul-Hamid des reproches directs et sans ambages au sujet des atrocités commises en Arménie, à tel point que l’empereur, blême de rage, coupe court à l’audience en criant : ’ Kiafi ! Kiafi !’ (’ C’est assez ! C’est assez !’). Georges Neyt n’est plus le bienvenu en Turquie. Encensé par la presse et les milieux diplomatiques de l’époque, il se repliera sur son domaine de Lébioles.

(1) La vie romanesque de Georges Neyt,par André Andries, Histoire et Archéologie spadoises, 2005.