L’ECHO - 17/04/2015 

Par Jean-Paul BOMBAERTS

Grégoire Jakhian représente la communauté arménienne de Belgique. Il explique les enjeux d’une commémoration qu’il souhaite "sans haine et dans la dignité".

Le vendredi 24 avril marquera le centenaire du début du génocide des Arméniens perpétré par les dirigeants de l’Empire ottoman. Une tragédie qui a fait environ 1,3 million de morts et que la Turquie refuse toujours de reconnaître en dépit de l’évidence historique. En janvier 2015, le Parlement européen a invité les États membres à reconnaître le génocide. À ce jour, seule la France l’a fait, dès 2001, avant de criminaliser en janvier 2015 la négation de ce génocide.

En Belgique, le Sénat a reconnu le génocide arménien en 1998, mais ce geste n’a pas eu de suite au niveau exécutif.

Notre pays compte aujourd’hui une communauté arménienne de 20.000 à 30.000 personnes, dont certaines, installées depuis très longtemps, se sentent davantage belges qu’arméniens. Grégoire Jakhian préside l’Assemblée des représentants de la communauté arménienne de Belgique. Avocat d’affaires, il explique les enjeux d’une commémoration qu’il souhaite "sans haine et dans la dignité". "Les enfants des victimes restent des victimes, par contre les enfants des bourreaux ne sont pas coupables."

Entretien 

Faut-il pénaliser la négation de ce génocide?

Pour faire simple, deux écoles s’affrontent. D’une part, celle de la liberté d’expression sans entrave ou presque. Ce courant est d’inspiration anglo-américaine plutôt protestante. Ses partisans considèrent que la pénalisation du négationnisme du génocide arménien est le reflet peu flatteur des lois liberticides turques qui pénalisent les opinions contraires à la thèse officielle turque et aux intérêts de la Turquie. D’autre part, celle de la conception plus civiliste qui permet au législateur de tracer la frontière de la liberté d’expression. Ses partisans considèrent que le négationnisme du génocide des Arméniens doit être pénalisé au même titre que le négationnisme de la Shoah – punissable en droit belge – et du génocide des Tutsis.

Pourquoi les gouvernements turcs successifs persistent-ils dans cette posture négationniste?

La République turque a été constituée en 1923 sur les restes de l’Empire ottoman par, pour la plupart, des cadres du régime génocidaire. Les responsables du génocide ont été condamnés à mort par contumace en 1919 et après par des juridictions ottomanes. Une des premières mesures de la jeune République turque fut de réhabiliter tous ces responsables. Il y a là de la fierté après le démembrement de l’Empire ottoman, du nationalisme et une incapacité à juger sa propre histoire. Tout le contraire de l’Allemagne de l’après-guerre.

Qu’en est-il au sein de la communauté turque de Belgique?

Elle est très hétérogène et ne s’exprime pas d’une seule voix. Vous trouverez des artistes et des intellectuels qui reconnaissent courageusement le génocide. D’autres, la majorité, plus à l’écoute des thèses officielles et avec moins de regard critique, perpétuent la tradition négationniste. Il convient de remarquer que les Kurdes font un travail exemplaire de critique historique et reconnaissent en majorité l’instrumentalisation de leurs aïeux dans la perpétration du génocide en 1915. L’Institut kurde à Paris a notamment joué un rôle essentiel. Enfin, dans la communauté turque d’Allemagne, à la lumière du travail pédagogique exceptionnel des Allemands au regard de leur propre histoire, des hommes et femmes politiques allemands d’origine turque sont de plus en plus nombreux à reconnaître publiquement l’existence du génocide des Arméniens.

Liens ancestraux avec la Belgique

Depuis le Xe siècle, une petite communauté arménienne était présente dans nos contrées, principalement des négociants en tabac, tapis et diamants, venus de l’empire ottoman ou de l’empire russe. Pour l’anecdote, on notera que Baudouin, qui fut roi de Jérusalem au terme de la première croisade, a épousé une princesse arménienne. Dès le XIXe siècle, l’UCL et l’ULB ont créé des chaires d’arménologie.

Après les massacres de 1915, des membres de la diaspora se sont retrouvés en Belgique où ils se sont très rapidement intégrés. Jusqu’en 1980, ils n’étaient guère plus d’un millier d’individus, presque tous assimilés et citoyens belges. À partir des années 1990, de nouvelles vagues d’immigrants arméniens arriveront en Belgique, chassés par les persécutions contre les chrétiens d’Orient. Les troisième et quatrième générations arménienne et turque doivent pouvoir se parler sereinement. À cet égard, le courage presqu’inhumain de personnalités turques comme le Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, l’historien Taner Akçam et Hasan Cemal (petit-fils de Cemal Pacha, l’un des trois grands responsables du génocide) devrait éclairer la voie des Belges d’origine turque. Leur humanisme doit être contagieux et également toucher les Belges d’origine arménienne.

Qu’attendez-vous des instances politiques belges dans ce dossier?

D’écouter et de lire les historiens. De faire primer l’histoire, la justice et la morale. De suivre les recommandations du Parlement européen de 2015 invitant les États membres à reconnaître le génocide. Enfin, d’inscrire le génocide des Arméniens au programme des cours d’histoire.

Le choix de la Turquie pour Europalia cette année vous choque? "

Les troisième et quatrième générations arménienne et turque doivent pouvoir se parler sereinement." Grégoire Jakhian Représentant des Belges d’origine arménienne C’est une blessure pour tous les Belges d’origine arménienne. C’est une provocation pour certains d’entre eux. Même si la richesse culturelle de la Turquie est une évidence. Mais cette richesse doit aussi aux minorités non turques et non musulmanes qui ont, jusqu’en 1915, relativement prospéré dans l’Empire ottoman. Un génocide touche aussi à la culture. Les églises arméniennes, certaines du premier millénaire, sont aujourd’hui encore délibérément laissées à l’abandon ou livrées au pillage (malgré un changement aussi récent que limité dans ses effets du gouvernement turc). L’usage de la langue arménienne est entravé. La parole des historiens et académiciens turcs n’est pas toujours libre. Si Europalia parvient à mettre en évidence et à identifier cette multi-culturalité et ses nombreux apports à l’histoire turque et universelle, alors le mal sera moindre.

La ligne de défense d'Ankara

La Turquie réfute catégoriquement le terme de génocide, mais reconnaît que des massacres ont été commis et que quelque 500.000 Arméniens ont péri en Anatolie entre 1915 et 1917 (selon la Société d’histoire turque, organe public de diffusion des thèses officielles turques sur la question arménienne). Ankara fait valoir qu’il s’agissait d’une répression contre une population coupable de collaboration avec l’ennemi russe pendant la Première Guerre mondiale, et que des dizaines de milliers de Turcs ont été tués par les Arméniens.

Ce 24 avril, la Turquie a décidé d’occuper le terrain en organisant une commémoration de la bataille de Gallipoli, où les Ottomans ont repoussé un débarquement franco-britannique. Une initiative jugée puérile par les observateurs dans la mesure où Gallipoli n’a jamais été commémorée un 24 avril.

Rendre hommage par la culture

Tout au long de ce mois d’avril, des cérémonies d’hommages et manifestations culturelles marqueront, en Belgique, le centenaire du premier génocide du XXe siècle. On épinglera notamment une exposition au Musée de la Photographie à Charleroi (jusqu’au 17 mai 2015), une exposition itinérante "Le génocide des Arméniens" à Bruxelles (du 1er au 24 avril) et un concert de jazz à l’Abbaye du Bois de la Cambre (22 avril). La journée du 24 avril sera marquée par une cérémonie au Mémorial du génocide des Arméniens (Square Henri Michaux à Bruxelles) ainsi qu’une marche silencieuse qui fera halte devant l’ambassade de Turquie et au Parlement européen.

Infos: http://www.armencom.be

Source: L'Echo