Le Monde - 12/11 - Propos recueillis par Catherine Vincent

Cinéaste et producteur, Robert Guédiguian se dit à la fois allemand, arménien et marseillais.

Son nouveau film, « La Villa », sort le 29 novembre.

Il s’est confié à « La Matinale du Monde » sur son parcours et ses engagements politiques.

Je ne serais pas arrivé là si… … si Ariane [l’actrice Ariane Ascaride, sa compagne] n’était pas venue faire une intervention syndicale dans mon amphithéâtre.

J’ai 19 ans, c’est l’un de mes premiers cours de l’année à la fac d’Aix-en-Provence : je vais la féliciter, moitié pour draguer, moitié pour lui dire que je suis militant communiste… Moins d’un an plus tard, on est ensemble. Ariane fait du théâtre depuis qu’elle est gamine, elle tente le Conservatoire de Paris, elle le réussit. Je la suis avec le projet de faire une thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales… Et c’est là que tout bascule.

Toujours grâce à Ariane, je rencontre le cinéaste René Féret, qui vient d’obtenir un beau succès avec La Communion solennelle (1977). On va dîner chez lui, je lui demande en fin de soirée quel sera le sujet de son prochain film, et voilà qu’il me répond : Berlin Alexanderplatz ! Si je n’avais pas connu ce roman d’Alfred Döblin, nous en serions sans doute restés là. Mais il se trouve que j’avais beaucoup lu Brecht, que Brecht parle souvent de Döblin, que j’avais adoré ce livre… C’est comme ça que Féret m’a proposé de travailler avec lui sur le scénario.

Vous avez tout de suite accepté ?

Sans hésitation. Je n’étais pas plus cinéphile que ça, mais Féret était un cinéaste reconnu, c’était très exaltant. Je commence donc à écrire avec lui le scénario de Fernand [sorti en 1980]. Et là, quelque chose d’étrange se déclenche en moi. Comme tous les débutants, je fais appel à mes souvenirs personnels pour construire mes personnages, les dialogues et les actions : or, très vite, je me rends compte que les idées qui me viennent… je ne veux pas les donner ! En l’espace de quelques jours, je comprends que je vais écrire pour moi. Voilà comment j’ai abandonné ma thèse et mes projets de textes théoriques, et sorti Dernier été, mon premier film, en 1981.

Comment est né votre engagement politique ?

Avec 1968. Je suis en classe de 3e, je n’ai pas 15 ans. Les étudiants de la fac voisine viennent appeler les lycéens à la grève, et Gérard Meylan et moi sommes les deux premiers grévistes. Spontanément, naturellement, on est de ce côté-là. Evidemment, être né dans un quartier où il y a 85 % de votes communistes au premier tour des élections, ça aide à choisir son camp !

Mais il y a aussi le rôle joué par le père de Gérard. Un homme exceptionnel, un second père pour moi. C’était le maître d’école de l’Estaque, un instituteur communiste un peu insomniaque, qui lisait des romans tous les soirs et écoutait de la musique classique… Il m’avait refilé toutes les symphonies de Beethoven en 33-tours, et il avait une pédagogie de fou. Qu’est-ce que j’ai pu l’emmerder ! Je lui posais des questions tout le temps. Il me fascinait. J’avais l’impression qu’il savait tout, qu’il avait tout compris du monde.

Moi en revanche, quand arrive 1968 et que je vais à la fac avec Gérard, je ne comprends pas grand-chose à ce qui se raconte… Alors je décide de lire Marx. J’achète ses ouvrages historiques – les plus faciles –, je trouve ça magnifiquement écrit, je prends des notes… En septembre de la même année, on fonde, Gérard et moi, le Cercle de la jeunesse communiste de l’Estaque.

A 15 ans, vous êtes donc prêt pour la révolution ?

On ne pensait qu’à ça ! Cela a surdéterminé toutes mes lectures, toutes mes études à venir. Nous étions alors très optimistes : la signature du Programme commun, en 1972, c’est ce qui a permis à la gauche d’arriver au pouvoir en 1981 ! C’était l’époque de l’eurocommunisme, et l’adolescent que j’étais militait avec l’espoir d’un socialisme à la française… Jusqu’à ce que les dirigeants de mon parti, d’un seul coup d’un seul, décident de rompre l’Union de la gauche. En quittant les négociations, en 1977, le PC s’est déconsidéré et a été déconsidéré.

Dans un premier temps, j’ai tenté de contester, lors des réunions de cellule. Mais très vite, j’ai compris que, comme Assurancetourix chez les Gaulois, j’étais celui qui chantait faux dans le Parti communiste. Je ne suis pas très patient de nature : en 1980, l’année où j’ai fait mon premier film, je n’ai pas repris ma carte. Et depuis, je n’en ai jamais repris nulle part.

Votre enfance vous avait préparé à la lutte des classes ?

Mon enfance a été très heureuse. Toujours dans la rue, avec tous les gosses, à 200 mètres de la mer : c’était paradisiaque ! Mais on vivait extrêmement modestement. Ma mère faisait des ménages occasionnels, mon père était électromécanicien sur les chantiers de réparation navale. C’était un ouvrier très qualifié, comme on en découvre aujourd’hui dans des livres : très fort physiquement, dur à la souffrance, ramenant la paye à la maison. C’était ma mère qui tenait les comptes, et dans les derniers temps de leur vie commune – il est mort à l’âge de 88 ans –, c’est encore elle qui lui donnait l’argent pour qu’il aille au bistrot !

Pour moi, c’était un héros ouvrier : il travaillait sans arrêt, dans des conditions épouvantables. Mon père a eu une trentaine d’accidents du travail, des trucs graves. Je le vois encore rentrant à la maison la main complètement cassée, ou le crâne ouvert – avec toujours ce courage insensé, comme s’il ne souffrait pas, se flanquant de l’alcool sur la tête comme un sauvage.

On avait beau avoir la belle vie, ma sœur et moi mesurions parfaitement la fatigue de nos parents et nos conditions de vie. L’appart ne faisait pas 30 m² – je dis toujours à mes filles que nous habitions à quatre dans ce qui est maintenant notre salon –, il n’y avait ni douche ni toilettes, seulement un seau hygiénique… Encore aujourd’hui, je déteste l’odeur de l’eau de Javel ! Dans le quartier, tous les gosses d’ouvriers avaient le sentiment que leurs parents subissaient une injustice dingue.

Vous êtes né d’une rencontre improbable, entre un père arménien et une mère allemande… … qui se sont rencontrés juste avant la fin de la guerre.

A cette époque, mon père est réquisitionné dans le cadre du Service du travail obligatoire [STO]. Il travaille dans un hôpital de la Ruhr, dans le nord de l’Allemagne, et devient copain avec un Alsacien logé chez des Allemands, dans un petit pavillon où il y a des chambres libres. C’est la maison de ma mère, toute jeune, qui y vit seule avec son père. C’est comme ça que mon père la rencontre – coup de foudre immédiat. Les premiers temps à l’Estaque, ma mère ne parle pas un mot de français, et elle subit dans ce bastion communiste le racisme anti-allemand de l’après-guerre. Moi-même, bien des années plus tard, il m’est arrivé de me faire traiter de « sale boche » à l’école !

Un père arménien, une mère allemande : la rencontre de deux génocides…

C’est vrai, je suis issu d’un peuple génocidé et d’un peuple génocidaire. Je pense que ça a provoqué chez moi quelque chose de très salutaire : je ne peux pas supporter qu’on ne considère pas l’égalité entre tous. Un homme se juge à ses actes, peu importe qu’il soit allemand, arménien ou autre chose. J’ai l’internationalisme chevillé au corps et je ne supporte pas l’essentialisation. Lorsqu’on dit : « les Allemands sont ordonnés », ça m’énerve ! Je suis pourtant bien placé pour le savoir…

Pourquoi ?

Parce que ma mère a amené dans son foyer la culture de son pays d’origine. Dehors c’était le fouillis méridional, mais à la maison, tout était toujours nickel, avec le salon à l’allemande, le canapé, les fauteuils… Elle avait gardé un côté très maniaque – j’étais toujours tiré à quatre épingles. Elle était aussi très attentive aux décorations quand venait le moment des fêtes. Et, pour mon anniversaire, elle m’écrivait des poèmes.

Vous n’avez donc pas grandi avec le sentiment d’être un enfant d’Arménien ?

Pas du tout. Je baignais dans la culture allemande, ma mère nous parlait en français mais nous allions souvent en Allemagne… L’Arménie, en revanche, me restait très étrangère. Ma grand-mère avait débarqué en France juste après le génocide de 1915, mais mon père, né en 1920, se sentait avant tout marseillais. Devenu adulte, il avait mis de la distance avec sa famille. Les quartiers arméniens de la ville sont loin de l’Estaque, je voyais donc peu mes grands-parents paternels. A part les beureks au fromage, ces pâtes feuilletées typiques de la cuisine arménienne d’Anatolie que ma grand-mère apportait toujours quand elle venait à la maison, je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’enfance de cette culture.

Et pourtant, vous avez fait deux films sur l’Arménie…

Ariane résume la situation en disant : « Robert a été allemand pendant trente ans, et puis après il est devenu arménien. » Elle n’a pas tout à fait tort ! Mais il fallait un déclencheur. J’avais à Marseille des amis liés au mouvement de résistance arménienne, tendance communiste, qui allaient régulièrement dans l’Arménie soviétique. Après la chute de l’URSS, en 1991, ils m’ont proposé de faire une rétrospective de mes films, dans une salle de cinéma qu’ils étaient en train de rénover à Erevan, avec de vieux projecteurs et de vieux fauteuils venus de France. Des cinéastes très à gauche, engagés sur le cinéma d’auteur et arméniens, il n’y en avait pas trente-six… je n’avais pas le choix !

Vous n’étiez pas plus emballé que ça ?

J’étais curieux, sans plus. Mais en arrivant là-bas, je suis brusquement immergé dans la culture arménienne. Tout ! La religion, la nourriture, les chants… J’avais attendu l’an 2000 pour cela ! Je suis séduit, touché. A tous les coins de rue, il me semble voir mon père – il était très typé arménien, très brun, une barbe énorme, le teint très mat. Tout est très étrange. J’ai l’impression de boucler la boucle : il y a presque un siècle, mon grand-père a fait le chemin de l’Arménie vers la France, et maintenant je suis à Erevan ; c’est un peu comme si mon grand-père lui-même revenait avec des films…

Durant ce voyage, j’ai découvert que les Arméniens avaient un sens de l’hospitalité extrême. Est-ce parce que c’est le premier peuple chrétien ? On ne peut pas être debout dans la rue sans que quelqu’un vienne immédiatement vous voir, vous propose de boire un café ou manger quelque chose ! Ce qui était aussi bouleversant, c’est que tout le monde nous connaissait, Ariane et moi. Ils nous avaient vus sur des chaînes du câble… J’étais adopté d’emblée, et Ariane plus encore : elle avait fait une déclaration pour la reconnaissance du génocide dans une émission très grand public, c’était une Juste parmi les Justes ! On a donc rapidement plongé dans ce pays. Et quand on m’a demandé de venir y faire un film, je n’ai pas dit non.

C’est comme ça que vous avez abandonné votre sacro-saint quartier de l’Estaque, et par deux fois : pour Le Voyage en Arménie, sorti en 2006, puis Une histoire de fou, en 2015. Comment est né ce film complexe, qui traite du génocide, de la lutte armée et du pardon ?

Je me pose toujours la question du rapport qu’entretiennent mes films avec l’esprit du temps. Dans les années 1970-1980, la grande période d’Asala [l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie], les questions d’identité ne se posaient quasiment pas en France ; aujourd’hui, on ne parle que de ça. C’est pour cette raison que j’ai eu envie, moi aussi, de donner mon point de vue sur ce sujet, et de le faire en Arménie. Ce que je dis dans ce film, c’est que l’identité est toujours devant nous : c’est notre biographie, on ne la connaît que quand on meurt. Qu’on a plusieurs identités qui se juxtaposent… Je suis arménien, allemand, marseillais, j’ai deux filles, ma mère est toujours vivante et je fais du cinéma : aujourd’hui, c’est ça mon identité !

Dès vos premiers films, on retrouve vos acteurs fétiches, dont vous ne vous séparez quasiment jamais : Ariane Ascaride, bien sûr, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan. Comment est né ce collectif indestructible ?

De l’influence qu’a eue sur moi Pier Paolo Pasolini. J’adorais les premiers films qu’il a tournés dans la banlieue romaine, Accatone, Mamma Roma : cela me rappelait Marseille, avec la même violence de la lumière. Dans ces films, il n’y a pas d’acteurs, ou presque : Pasolini faisait jouer des amis à lui, des types qu’il connaissait. Cela me plaisait beaucoup, alors j’ai fait mon premier film de la même façon. Dans le quartier de mon enfance, à l’Estaque, avec mes copains de jeu. L’un était chauffeur routier, un autre chaudronnier… Et bien sûr, il y avait Gérard Meylan, mon ami de toujours devenu infirmier : quand on était petits, on nous appelait « les frères », et aujourd’hui encore des gens nous confondent dans le quartier !

Jean-Pierre Darroussin, lui, n’a commencé à jouer avec nous que dans mon troisième film, Ki lo sa ? Et pour cause : je ne le connaissais pas avant ! Lui aussi, je l’ai rencontré grâce à Ariane, avec qui il était au Conservatoire. Je l’invite un jour à voir mon premier film, lors d’une projection privée, à Montmartre. Le film s’achève, je sors de la salle, je l’attends, je l’attends… Je finis par revenir le chercher, et je le trouve en larmes sur son fauteuil, totalement bouleversé : c’était sa vie qu’il venait de voir, à part que pour lui c’était Courbevoie et non pas l’Estaque ! Nous avions la même vision de la société, la même vision de la gauche. Après ça, on ne s’est plus quittés.

Vous êtes aussi producteur indépendant, partenaire d’une maison de production en nom collectif, Agat Films & Cie, vos films sont toujours engagés : vous êtes resté un homme libre…

Je n’ai tout simplement pas pu faire autrement. Il y a des choses auxquelles je suis réfractaire, et je ne bougerai pas d’un iota sur certaines positions. Pour prendre un exemple simple : depuis le succès de Marius et Jeannette, j’ai toujours évité d’aller à la tribune de Roland-Garros. Les petits fours avec les directeurs des chaînes et les magnats de la fiction, je n’y vais pas : je travaille avec eux, je ne mange pas avec eux.

J’ai été président de la Société des réalisateurs de films [SRF] pendant quelques années parce qu’il me semblait que je devais le faire, je suis aujourd’hui président de la Cinémathèque de Toulouse pour les mêmes raisons : cela fait partie de mes responsabilités de cinéaste, je fais ma part. C’est uniquement dans ce cadre-là que j’ai des rapports avec les différents pouvoirs. Le point de vue, c’est l’endroit d’où l’on regarde, et j’essaie toujours de regarder le monde de l’endroit d’où je le regardais quand j’étais gamin. Je suis réfractaire au changement de point de vue.

Cela vous a fermé des portes ?

Probablement. Mais j’en ai forcé pas mal, de portes, notamment grâce au collectif de production que j’ai contribué à créer. On a de beaux bureaux, on travaille bien et depuis des années, on a du crédit bancaire et intellectuel… Cette indépendance-là, cela se gagne : je suis réalisateur, producteur, président d’une cinémathèque, mais dans le monde du cinéma, j’ai toujours un pied dehors. Sociologiquement, je suis un bourgeois, mais je regarde toujours le réel du côté des faibles.

Pour le militant que vous êtes, c’est une belle réussite, non ?

Cela peut paraître présomptueux, mais je suis très fier de moi. J’ai l’impression d’avoir accompli une tâche, sans jamais me trahir. Il faut dire que la trahison, ça a toujours été une obsession pour moi. J’ai été très frappé par cette phrase de Jean Genet : « Ecrire, c’est trahir. » J’ai toujours exactement pensé le contraire. J’écris pour être fidèle.

Votre dernier film, La Villa, à nouveau tourné à Marseille avec vos acteurs préférés, est un film nostalgique, un peu sombre : est-ce votre état d’esprit face au monde actuel ?

Question d’âge, peut-être… Quand j’avais 20 ans, je pensais qu’un jour les choses iraient mieux pour tout le monde. Aujourd’hui, je crois plutôt qu’il faut toujours se battre pour que le monde ne devienne pas pire que ce qu’il est. En écrivant ce scénario, j’ai eu le sentiment d’être sous les auspices de Tchekhov plutôt que de Pasolini. De faire un film à la fois triste et beau, empreint d’une forme de résignation, d’un sentiment d’impuissance.

Mais il y a des choses qui nous préservent un peu : la beauté du lieu, la lumière, les trois enfants réfugiés… Et puis mes personnages ne baissent pas les bras : ils agissent sans savoir si cela va améliorer le monde ou pas, mais ils le font. Et ils finissent par trouver une cause qui les dépasse, comme j’ai moi-même passé ma vie à en chercher. J’aurai toujours un rêve égalitaire. Et même si les inégalités ne disparaissent pas, je pense, comme Camus, qu’on peut être un Sisyphe heureux.

Propos recueillis par Catherine Vincent

La Villa, de Robert Guédiguian, avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Jacques Boudet, Anaïs Demoustier, Robinson Stevenin. Sortie en salles le 29 novembre.