Malte : qui était Daphne Caruana Galizia, la journaliste anti-corruption assassinée ?

leparisien.fr – Ronan Tésorière -17/10

Trafics illicites, pots-de-vin, comptes bancaires offshore... La blogueuse et journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, tuée lundi dans l'explosion de sa voiture piégée, dénonçait de sa plume au vitriol la corruption sur son archipel au coeur de la Méditerranée.

«Malheureusement, c'était la seule journaliste d'opposition et d'investigation. C'est bien triste. Ce pays est de plus en plus corrompu.» Ce cri du coeur d'une habitante de Malte que nous avons recueilli, ce mardi, traduit bien la tristesse de tout un pays, après l'assassinat de la blogueuse et journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, tuée lundi dans l'explosion de sa voiture piégée.  

Daphne Caruana Galizia, 53 ans, était le poil à gratter de son île-Etat, une voix dissidente qui avait réussi à porter bien au-delà de la Méditerranée. Trafics illicites, avantages fiscaux pour les sociétés étrangères... elle traquait sans relâche ces malversations avec son fils Matthew, membre de Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). «Ma mère a été assassinée parce qu'elle se trouvait entre l'état de droit et ceux qui cherchaient à le violer, comme beaucoup de journalistes puissants. Mais elle a aussi été prise pour cible parce qu'elle était la seule personne à le faire», a d'ailleurs témoigné ce dernier ce mardi, dans un message émouvant sur Facebook.

«C'était l'une des meilleurs journalistes de notre pays»

Née le 26 août 1964, Daphne Caruana Galizia, avait travaillé comme chroniqueuse dans plusieurs médias maltais, dont The Sunday Times of Malta et The Malta Independent, mais c'est surtout par son blog très suivi, Running Commentary, qu'elle s'était fait connaître bien au-delà de son île.

Sur cet espace de liberté, elle avait révélé plusieurs affaires de corruption, s'attaquant même à l'épouse du Premier ministre travailliste, Michelle Muscat. Une épouse accusée d'avoir ouvert un compte au Panama pour y abriter, entre autres, des pots-de-vin versés par l'Azerbaïdjan en échange de l'autorisation donnée à une banque azérie de travailler à Malte. Début juin, son mari avait remporté une large victoire lors d'élections législatives anticipées, convoquées après une série de scandales impliquant son entourage et dans lesquels Daphne Caruana Galizia avait joué un rôle clé. Le couple Muscat a toujours nié les faits, accusant à l'époque Daphne Caruana Galizia d'avoir été manipulée par une lanceuse d'alerte russe. Des dirigeants que son fils désigne aujourd'hui comme les responsables de la mort de sa mère...

A Malte, qui abrite quelque 70 000 sociétés offshore et les sièges des plus grands groupes de jeux de hasard, la brune quinquagénaire avait également exercé sa plume au vitriol contre des hommes d'affaires et aussi d'autres ministres. Parmi eux, l'ancien ministre de l'Energie, Konrad Mizzi, désormais au Tourisme, ou encore le chef de cabinet de Joseph Muscat, Keith Schembri, sa dernière cible, tous deux cités dans l'affaire des «Panama papers».

Figure également à son tableau de chasse le vice-gouverneur de la Banque centrale de Malte, Alfred Mifsud, accusé d'avoir été rémunéré pendant plusieurs mois par le géant du tabac Philip Morris au début des années 2010. Quant à l'opposition, elle n'échappait pas non plus à sa croisade, comme l'a compris récemment le leader de droite Adrian Delia, accusé d'avoir un compte offshore à Jersey.  

«Une femme qui travaillait sous pression en permanence»

Celle qu'on surnommait «la femme WikiLeaks» n'hésitait pas à livrer l'identité de ces cibles sur son blog suivi par quelque 400 000 lecteurs, sur une île qui compte à peine plus d'habitants. Mais Daphne Caruana Galizia n'a jamais cédé aux tentatives d'intimidation. Comme celle trouvée un matin sur le mur de sa maison : «Si les mots sont des perles, le silence a plus de valeur...». Elle avait encore porté plainte il y a deux semaines auprès de la police après avoir reçu de nouvelles menaces, selon les médias maltais. Depuis février, ses comptes étaient par ailleurs bloqués par le ministère de l'Economie, période à laquelle Reporters sans frontières (RSF) est entré en contact avec elle. «On a alors beaucoup échangé avec elle et son fils sur leur situation. Celui-ci, qui vogue entre Malte et Paris, nous a fait état de pressions très sérieuses. On a rapidement réagi, en comprenant qu'il se passait quelque chose d'hors du commun à Malte.

C'est une femme qui travaillait sous pression en permanence», témoigne Pauline Adès-Mével, responsable de la zone Union européenne pour RSF.  a«Pionnière du journalisme d'investigation à Malte», selon les termes de la Commission européenne, Daphne Caruana Galizia jouissait d'une solide réputation auprès de ses confrères. A Malte mais aussi à l'étranger, comme le prouve sa place parmi les «28 personnalités qui font bouger l'Europe» dans le classement du magazine américain Politico.  

«C'était quelqu'un qui était extrêmement concentré sur son travail et sur la lutte contre la corruption, raconte le journaliste Herman Grech, du Times of Malta, qui la connaissait professionnellement. Elle a fait tomber le gouvernement travailliste tout de même. C'était l'une des meilleurs journalistes de notre pays.» Avant, tout de même, de nuancer le portrait de la journaliste : «Elle plongeait dans la vie des gens, parfois à la limite de l'éthique journalistique, pour dénoncer les "escrocs". Elle avait un côté paparazzi.» Son style mordant et sans nuance lui avaient ainsi valu d'être qualifiée de «blogueuse au stylo empoisonné» et d'être accusée de diffuser de fausses informations par certains «faucons maltais».

«On ne laissera pas l'affaire être enterrée»

Ce mardi, difficile pourtant de trouver des voix dissonantes au milieu des hommages qui se succèdent. «La moitié du pays l'adorait, l'autre la détestait, mais tout le monde est choqué aujourd'hui. On parle tout de même d'un attentat à la bombe ! On a peu de criminalité sur l'archipel, c'est la première fois qu'une journaliste est tuée à Malte», explique le journaliste Herman Grech.

Le Premier ministre, Joseph Muscat, qui a qualifié son assassinat de «journée noire pour la démocratie et la liberté d'expression», a d'ailleurs promis qu'il n'aurait de cesse «que justice soit faite». Le dirigeant maltais a même sollicité l'aide du FBI américain pour résoudre l'enquête. A l'étranger, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, a quant à lui promis une récompense de 20 000 euros pour toute information permettant de retrouver ses meurtriers.

Sur l'île de Malte, en tout état de cause, on attend avec impatience le dénouement d'une affaire que d'aucuns qualifient déjà de «petit meurtre entre amis». «On ne laissera pas l'affaire être enterrée», promet Herman Grech.

Ronan Tésorière (@RonTesoriere)  leparisien.fr

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