Le JDD- 26/07

À Erevan, le pape François a encore prononcé samedi le mot "génocide" pour évoquer la tragédie de 1915. Il a décidé de passer outre les éventuelles représailles de la Turquie.

"Que Dieu protège la mémoire du peuple arménien! La mémoire ne peut être étouffée ni oubliée! La mémoire est source de paix et d'avenir!" Voici les lignes écrites par le pape sur le livre d'or du mémorial de Tzitzernakaberd à Erevan, dédié aux victimes du génocide arménien, où il s'est rendu hier matin.

Premier gardien de cette mémoire – alors archevêque de Buenos Aires, il assistait chaque année à la messe célébrée pour les victimes arméniennes – le pape a utilisé le terme "génocide" dans son discours au palais présidentiel vendredi après-midi. Un mot qui ne figurait dans aucun de ses discours, prononcé au dernier moment. Toute la salle s'est alors levée, et l'a applaudi.

Le Vatican avait pourtant pris soin de ne pas employer le terme cette semaine. Avant de devoir changer de discours vendredi soir : "Les discours avaient tous été soumis au pape pour validation, ils ne lui sont pas imposés. Le pape est libre de les modifier jusqu'à la dernière minute […] Si nous n'avons pas utilisé ce terme, c'était pour le laisser libre de l'employer ou non", a déclaré le père Lombardi, porte-parole du Vatican. La diplomatie du Vatican tentait de rétropédaler, là où le pape avait fait une grande avancée : le 12 avril 2015, lors de la messe dédiée au centenaire du génocide arménien dans la basilique Saint-Pierre, il avait publiquement parlé de génocide. Reprenant pour la première fois à l'oral les mots de Jean-Paul II dans sa déclaration commune de 2001 avec le chef de l'Église arménienne Karekin II.

Les menaces turques
En Arménie, il a décidé de répéter le mot, gage de la reconnaissance juridique, historique, politique, du massacre des Arméniens à partir de 1915 par les forces ottomanes, que la Turquie s'obstine à ne pas vouloir reconnaître. À peine prononcés les mots du Pape l'an dernier, la Turquie avait rappelé son ambassadeur auprès du Saint-Siège.

Si la Turquie n'a pas officiellement réagi, la liberté qu'a prise le pape ne risque pas d'améliorer ses relations tendues avec Erdogan. On se souvient de leur dialogue de sourds, lors de la visite du pape en novembre 2014, ce dernier lui demandant de lutter contre le fondamentalisme et l'islam radical, et Erdogan appelant à lutter contre l'islamophobie. Pour Germano Dottori, professeur de géopolitique à l'université Luiss de Rome, la réaction de la Turquie ne s'était d'ailleurs pas fait attendre. Un mois après cette visite, en décembre, Ali Agça, le nationaliste turc qui avait tiré sur Jean-Paul II place Saint-Pierre en 1981, réussissait à entrer librement dans la basilique Saint-Pierre : "Une visite qui sonnait comme une mise en garde. Ali Agça ne peut normalement entrer sur le sol italien, il y est entré clandestinement. Le message était : "Faites attention : aujourd'hui, je viens en paix et avec des fleurs, mais quelqu'un d'autre peut venir à ma place."" Vendredi soir, en Arménie, le Vatican insistait sur le fait que l'emploi du terme "génocide" n'était pas fait pour ouvrir des polémiques, mais prononcé dans un esprit de dialogue et de réconciliation.

Le pompier de la paix dans une zone difficile
Si le pape défie la Turquie par esprit de justice vis-à-vis du peuple arménien, l'objectif de son voyage est par ailleurs de créer des ponts entre les deux pays, et d'appeler à la paix dans le Caucase. "Que Dieu bénisse votre avenir et vous accorde que soit repris le chemin de la réconciliation entre le peuple arménien et le peuple turc, et que la paix advienne aussi au Nagorno Karabakh", a-t-il affirmé hier. Pompier dans les zones chaudes de la planète, et non pyromane, il avait initialement eu l'intention de se rendre sur la frontière avec la Turquie, comme l'avait confié au JDD le vice-recteur du collège arménien de Rome, le père Krikor, un projet auquel il a fini par renoncer.

Finalement, c'est à proximité qu'il se rendra dimanche, au monastère de Khor Virap, au pied du mont Ararat, où il lancera dans le ciel deux colombes de paix. "Au moment où l'Otan tire des missiles anti-aériens en Turquie officiellement pour dissuader Daech - qui ne possède pas d'aviation - officieusement contre la Russie, ce geste très symbolique en dit beaucoup sur son inquiétude", analyse Germano Dottori. Sous la pression des Arméniens, ennemis de l'Azerbaïdjan dans le conflit du Haut Karabakh, et en raison des affrontements en cours dans la zone, le pape a également décidé de reporter sa visite en Azerbaïdjan et en Géorgie, initialement prévue au cours du même voyage. Il s'y rendra fin septembre. Fidèle héritier du principe de prudence qui guide la diplomatie de l'Église, le pape a aussi cette "saine dose d'inconscience" comme il l'avait lui-même reconnu.

Virginie Riva, envoyée spéciale à Erevan (Arménie) - Le Journal du Dimanche
dimanche 26 juin 2016